Manifestation de médecins à la Kasbah le 8 février 2017.
La plupart de nos internes en médecine ne veulent plus passer les concours de résidanat en Tunisie et préfèrent partir en Europe où l’on reconnaît mieux leurs compétences.
Par Dr Karim Abdellatif *
La Tunisie, du haut de ses trois mille ans de civilisation discontinue, est un petit pays, un peu plus grand par le nombre d’habitants que la Suède et somme toute assez comparable selon cet unique critère à la Belgique.
Notre pays n’a été ni béni ni maudit par la présence de gisements de pétrole dans son sous-sol. Sa seule richesse historique était sa précieuse position stratégique au centre de la Méditerranée, position qui ne présente plus un grand intérêt de nos jours.
Les ressources humaines pour seule richesse
Bourguiba qui se voyait comme le «Jugurtha qui a réussi», selon la fameuse expression du président du Conseil italien, Amintore Fanfani, a commis de nombreux excès. Nous lui devons la «dictature éclairée», le régime du parti unique, le culte de la personnalité, l’absence de tradition démocratique, les coups de boutoir contre l’identité arabo-musulmane de la Tunisie, l’attaque contre les solidarités tribales, l’anéantissement de l’Université de la Zitouna, le saccage des remparts de la capitale, etc.
Mais nous devons aussi au président Habib Bourguiba – et c’était le legs qui m’importe le plus – un excellent système éducatif qui, combiné à ce que la France avait déjà accompli et continuait d’accomplir (la coopération en Tunisie et la formation universitaire des élites dans l’Hexagone), nous a fourni une classe de fonctionnaires et d’universitaires enviable.
Nous n’étions pas une Silicon Valley ni une Sofia Antipolis, mais, sous nos cieux, le cerveau et ses méninges valaient leur pesant d’or. Les étudiants étaient estimés et encouragés; les enseignants dans leur ensemble étaient respectés.
Puis nous connûmes le règne de Zine El Abidine Ben Ali, le président le mieux coiffé du globe et qui était passionné par les fontaines. Ce nouveau dictateur éclairé ne tînt pas ses promesses de démocratisation et d’ouverture. Dans le contexte du terrorisme de l’époque, alors attribué au parti islamiste Ennahdha, et dans celui du début de la guerre civile en Algérie, le président Ben Ali a recouru aux solutions radicales, à la torture et aux purges physiques. L’Occident était satisfait de son nouveau cerbère tunisien, mais lui demandait paradoxalement de respecter les droits de l’homme, d’où les innombrables incohérences que nous avons connues tout au long de son règne de 23 ans.
Puis un an et demi après la révolte du bassin minier de Gafsa, en 2008, un vent de liberté a soufflé sur la Tunisie et a permis, grâce à Facebook, à Al Jazeera et au courage des Tunisiens, la chute du colosse aux pieds d’argile.
Sous la dictature de Ben Ali, l’enseignement national a été miné de l’intérieur en permettant aux élèves de passer de classe en classe sans le mériter réellement. Dans les universités, pour ne pas provoquer la colère des étudiants et de leurs familles, les notes étaient «gonflées», de telle sorte que beaucoup de diplômés n’avaient tout simplement pas le niveau requis au terme de leur formation. D’un système d’enseignement modèle, nous sommes passés à une gigantesque farce qui a fini par coûter son trône au dictateur et sa stabilité à la nation entière.
Les blouses blanches descendent eux aussi dans la rue…
Derrière la vitrine éclairée, une réalité peu reluisante
Par la suite, sous la «troïka», la coalition conduite par les islamistes qui a gouverné de janvier 2012 à janvier 2014, l’enseignement a été abandonné à la dérive; un personnel incompétent fait de présumés ex-«prisonniers politiques» a infiltré les locaux des universités. Il n’était pas rare lors d’examens d’entendre un chaouch réciter à voix haute le Coran pendant que les étudiants suaient pour répondre aux questions. Dans l’université de la Manouba, des étudiants islamistes ont même séquestré le doyen.
Dans le domaine de la médecine tunisienne, l’ère post-Ben Ali a connu un certain nombre de démissions de professeurs. Pour répondre aux nouveaux standards internationaux, les doyens des facultés de médecine ont bouleversé l’ancien cursus des études médicales. L’étudiant en médecine tunisien s’est senti balloté dans un océan de réformes mal préparées et mal comprises, ce qui a abouti à une grève des internes en médecine et à une perte de confiance généralisée.
Par ailleurs, la loi 2010-17, votée du temps du ministre Mondher Zenaïdi, entendait mettre à la disposition du ministre de la Santé de jeunes médecins spécialistes pour combler le manque de médecins dans les zones défavorisées de l’intérieur.
Après les «émeutes-révolutions» de 2010-2011 et ce qui a été nommé le «printemps arabe», les nouveaux acteurs politiques tunisiens avaient tous à cœur de gagner les élections et donc de satisfaire coûte que coûte les potentiels électeurs. Si les ficelles du populisme étaient évidentes avec un personnage haut en couleurs comme Hachemi Hamdi, lequel promettait la santé gratuite pour tous les Tunisiens, elles étaient plus ténues avec des politiciens plus conventionnels.
Ce que l’on ne veut jamais admettre, c’est que la Tunisie est un pays pauvre. Les hypermarchés qui sont apparus près de Tunis ne sont que des vitrines trompeuses, qui plus est des temples de la consommation destinés aux plus riches, capables de remplir un caddie avec l’équivalent d’un Smic tunisien.
La libéralisation économique entamée sous Ben Ali a eu un certain nombre de conséquences visibles comme l’émergence des hypermarchés («malls»), des salons de thé huppés et des commerces de luxe. Mais notre économie est très fragile, dépendante de quelques ressources naturelles et du tourisme. Les zones non littorales ont toujours été le parent pauvre de la Tunisie. On les ignorait et on voulait cacher tout ce qui les concernait. Or la «révolution» est née de ces régions périphériques; il fallait donc les faire taire… les satisfaire par tous les moyens.
Ce que les politiciens ne voudront jamais admettre, c’est que la Tunisie n’a pas les moyens financiers de lutter contre les injustices sociales héritées de l’ère Bourguiba et Ben Ali. Il n’y aura pas prochainement de grands pôles économiques à Siliana, ni de grands hôpitaux universitaires, ni d’hôtels de luxe, ni de complexes culturels aux normes modernes, etc.
Le médecin tunisien, ce nouveau grand Satan !
Il fallait néanmoins étouffer la colère de ces gens, de ces électeurs, mais surtout des ces «troublions» à la colère contagieuse à l’ère des réseaux sociaux. Le coupable désigné était tout trouvé : celui qu’on envie et qu’on déteste, ce grand bourgeois qui gagne des milliers de dinars et ne paie pas ses impôts, ce nanti qui ne veut pas quitter les zones agréables du littoral et de la capitale, ce cadre dont les études ont ruiné le contribuable, nommons le MEDECIN TUNISIEN ! Honte à lui, il ne pense qu’à l’argent; il ne se soucie pas de ses concitoyens; il facture ses honoraires à des prix trop élevés. Le médecin tunisien était devenu pour les politiciens et les médias le nouveau grand Satan à qui l’on devait tous les torts passés et à venir…
Les politiciens ont d’abord tenté de réactiver la loi 2010-17 mais sans succès, puis des députés islamistes, épaulés par le gouvernement, ont voulu imposer trois ans de travail obligatoire aux jeunes médecins spécialistes, mais cette mesure était incompatible avec les conventions C029 et C105 de l’Organisation internationale du travail (OIT).
Finalement, le bureau exécutif de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a signé un accord avec le gouvernement obligeant les jeunes médecins spécialistes, hommes et femmes, mariés ou non, parents ou non, soutiens de famille ou non, à effectuer un service civil d’une durée d’une année.
Ces trentenaires, qui ont été écartés de la signature de l’accord, n’avaient plus d’autre choix que de se soumettre. Avec Israël, la Tunisie est un des rares pays qui impose aux femmes un service national, d’ailleurs aux seules femmes médecins. Par ailleurs, ces femmes, dont la conscription n’était pas prévue par le ministère de la Défense, ne sont même pas exemptées en cas de grossesse. Des familles où les deux parents sont médecins ont été séparées. De jeunes médecins spécialistes, qui ont été envoyés à «l’intérieur», ont demandé à être recrutés sur place après leur année de service civil, et leurs demandes sont restées lettre morte.
Enfin, les politiciens n’ont pas été les seuls à désigner les jeunes médecins comme des boucs émissaires. Les médias ont participé au lynchage symbolique de tout un corps professionnel. Les simples citoyens s’en sont aussi donné à cœur joie sur les réseaux sociaux, libérant leurs plus vils instincts.
Quand on connaît les conditions réelles dans lesquelles travaillent les jeunes internes et les résidents en médecine : surcharge de travail, manque de sommeil, non respect du congé hebdomadaire, insécurité, salaire bas (en comparaison avec le travail fourni), mauvaises conditions de logement et de nourriture pendant les gardes, etc., on comprend que de plus en plus de jeunes médecins se détournent de la médecine tunisienne.
Ils sont nombreux ces excellents internes en médecine qui ne veulent plus passer les concours de résidanat tunisien et qui préfèrent apprendre l’allemand et partir ensuite dans le pays de Goethe et Schiller, un pays où l’on reconnaît leurs compétences à leur juste valeur. Même le ministre de la Santé du gouvernement Jomaa, l’éminent professeur Mohamed Salah Ben Ammar, ancien chef de service de réanimation de l’hôpital Mongi Slim de la Marsa, a préféré émigrer pour des raisons personnelles et travailler dans la région parisienne au sein de l’hôpital Avicenne (ancien hôpital franco-musulman) de Bobigny.
* Médecin.
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