La lutte contre la corruption concerne aussi l’autorisation administrative exigée pour la vente d’alcool et le maintien de la pénalisation du cannabis.
Par Farhat Othman *
Lors de son audition à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le chef du gouvernement Youssef Chahed s’est dit, plus que jamais, déterminé à mener la guerre à la corruption. Aussi doit-il oser s’attaquer à ses manifestations insidieuses qui corrompent les mentalités et les comportements, tels ces textes juridiques régissant l’alcool et le cannabis, sources de ravages quotidiens.
La corruption est, assurément un iceberg, une nébuleuse impliquant nombre d’aspects, des plus évidents aux moins apparents, cachés derrière des lois scélérates de la dictature, viciés et vicieux, terreau d’une corruption latente, mais toujours en vigueur.
Abolir d’urgence les plus scélérats textes juridiques
Arrêter et condamner certains barons de la contrebande ne sert pas à grand-chose, car cela revient à couper une tête à l’hydre de la corruption qui, comme on le sait de ce serpent fabuleux, a plusieurs têtes, celle qu’on lui coupe repoussant aussitôt en se démultipliant.
Étant devenue une mentalité, la corruption a poussé racine dans des comportements quotidiens, quasiment sous la forme de réflexes conditionnels et conditionnés, et ce du fait de pratiques assises sur des lois et des textes juridiques.
Or, bien que devenues obsolètes, et même nulles de nullité absolue à la faveur des acquis de la constitution, ces survivances de la dictature et du colonialisme continuent à régir scélératement le cours de nos vies.
C’est bien sur ce plan législatif qu’il importe d’agir en premier en vue de consolider la guerre contre la corruption, sinon, elle ne sera qu’un coup d’épée dans l’eau, au mieux du labourage en mer, selon le proverbe populaire.
Voici deux exemples, parmi d’autres, de textes scélérats favorisant la corruption informelle à abolir d’urgence : l’autorisation administrative exigée pour la vente d’alcool et le maintien de la pénalisation du cannabis. Il s’agit bien de deux tumeurs malignes qui persistent dans notre dispositif juridique, et même dans le corps social, désormais en état de métastase. Y faire face, c’est juguler la vente clandestine et la contrebande par des réseaux mafieux aussi bien des boissons alcoolisées que du cannabis, et ce en libéralisant totalement l’un et en légalisant la simple consommation de l’autre.
Vendre l’alcool sans autorisation administrative
Le maintien de l’autorisation administrative pour la vente de boissons alcoolisées est déjà illégal. Censée procéder de considérations religieuses et morales pour protéger la population des méfaits de l’alcoolisme, cette autorisation est devenue un encouragement majeur à la contrebande d’alcool et aux ventes clandestines, favorisant forcément l’alcoolémie encouragée par l’interdiction.
De plus, l’islam n’a pas interdit une consommation sobre d’alcool, mais juste l’ivresse. N’est-il pas plus éthique de faire usage d’un tel argument au lieu de rééditer une prohibition à l’américaine ?
Et pourquoi continuer de se voiler la face ? L’alcool n’a jamais été aussi vendu et bu en Tunisie qu’aujourd’hui. S’il était habituel d’ignorer les réalités de la société tunisienne sous la dictature, cela n’est plus tolérable ni possible aujourd’hui. Autant l’invocation de la religion et de la morale que le recours aux considérations de santé publique ne suffisent plus pour justifier le maintien de cette autorisation administrative qui suscite une course effrénée à son obtention en raison de la forte demande en boissons alcoolisées, ce qui ne manque pas de donner lieu au clientélisme, manifestation majeure de la corruption. Sans parler de la contrebande, la vente clandestine et leurs méfaits.
Il serait plus judicieux donc de libéraliser le secteur tout en tenant un discours de raison invitant les gens à apprendre à boire modérément et sobriété. C’est ainsi qu’on réussira à stopper les ravages de l’alcoolisme, notamment dans les rangs des jeunes, déjà par trop brimés, ce qui les amènent à se réfugier dans l’alcool pour oublier le sort qu’on leur réserve de mineurs à demeure, quand ils ne choisissent pas l’évasion dans la drogue ou, bien pis, les chemins de traverse du terrorisme.
Légaliser le cannabis pour combattre la toxicomanie
Plus aucun expert en matière de toxicomanie ne doute de la moindre nocivité du cannabis pour la santé par rapport au tabac en cas de dépendance et qu’en plus, une consommation épisodique, comme c’est le cas en Tunisie, n’entraîne nulle dépendance. Aussi soutient-on aujourd’hui, y compris aux Nations-Unies et à l’OMS, que lutter contre la toxicomanie implique de légaliser le cannabis.
Lisons ce que notaient récemment Henri Bergeron et Renaud Colson dans l’introduction d’un ouvrage exhaustif en la matière : «La légalisation des drogues est aujourd’hui la voie privilégiée d’une politique de sécurité toute entière dédiée à la réduction des dommages et des risques sanitaires, ainsi que des menaces criminelles engendrées par l’usage et le trafic des stupéfiants […] La rigueur du droit est dans ce domaine génératrice d’insécurité. L’interdit réaffirmé sans cesse par la répression se montre incapable de contenir la consommation.» (‘‘Les drogues face au droit’’, PUF, avril 2015).
De fait, il est établi scientifiquement que la prohibition associée aux mesures les plus coercitives pour l’usage de la drogue n’a nulle part réduit cet usage ni ce qu’on a appelé un «marché divin» du fait des circuits sophistiqués d’approvisionnement et de distribution. C’est ce qui explique que de plus en plus de pays optent pour la dépénalisation et la légalisation du cannabis, concentrant la lutte contre les toxicomanies sur les campagnes de sensibilisation, d’information et de prévention.
En Tunisie, pourtant, on continue de singer les pays les plus répressifs contre toute logique, comme la France. Or, en 2011, 43% des adolescents français de 15 à 16 ans estimaient que s’ils le voulaient, il leur serait facile d’obtenir du cannabis, ceci contre 29% de jeunes chez leurs pairs européens moins répressifs. De plus, l’Office central pour la répression du trafic illicite de drogue a évalué à «plus de 2 milliards d’euros le chiffre d’affaires des marchés des stupéfiants en 2013, toutes drogues confondues, (car) les saisies et le démantèlement des réseaux d’approvisionnement ne sont pas parvenus à limiter l’offre des produits, les circuits de distribution (s’adaptant) aux contraintes de prohibition.»
La dernière réformette chez nous qui dispense le juge de prononcer l’emprisonnement systématique ne maintient pas moins la peine d’un an avec amende pour le crime indigne de consommation. Ce qui fait que la loi 52 inventée par la dictature continue à brimer nos jeunes. Ainsi, non seulement on va à contre-courant de la logique, mais on encourager une corruption latente. Car la législation actuelle est à la source du trafic et de la contrebande d’un cannabis, frelaté, qui plus est, devenant plus dangereux, outre une corruption indirecte par les bénéfices que certains tirent de la pénalisation du cannabis.
Aussi on en vient à dire que la cause du maintien de la pénalisation serait plus vénale que morale; d’aucuns s’opposant à la dépénalisation du fait que cela les priverait de ce que rapportent les procès en l’objet, variant entre 500 et 800 dinars au bas mot et pouvant même aller jusqu’à 20.000 dinars dans certains cas. Les avocats, dont la vocation est de défendre la veuve et l’orphelin, céderaient-ils, par hasard, à une la vénalité? On n’ose le croire. Toutefois, force est de noter que le barreau s’est prononcé contre la dépénalisation du cannabis au lieu d’être le premier à la réclamer.
Or, le cannabis n’est pas un stupéfiant, il est juste une drogue douce, et doit donc être retiré de la liste des stupéfiants. Car en ce monde du règne de la finance et de la matérialité, les mesures de prohibition et de répression n’ont que l’effet inverse, donnant une multiplication du nombre des usagers, bénie par le marché clandestin et les corrompus.
D’ailleurs, on a bien enregistré chez nous l’effet néfaste de la pénalisation avec la multiplication de zones clandestines de culture de marijuana (autre nom du cannabis) devenue une filière porteuse, plus intéressante que l’agriculture traditionnelle.
Plus que jamais, l’option sécuritaire est obsolète et on doit de se concentrer impérativement sur le trafic et les bandes organisées. Une politique de liberté quant à la consommation est ainsi à mettre en place, impliquant le monopole du commerce par l’État par une régie dédiée et un travail de sensibilisation et de prévention. C’est cela aussi combattre la corruption.
* Ancien diplomate.
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