Avec quelque avance sur le calendrier scolaire, le professeur Chahed a accompli sa rentrée avec une nouvelle classe d’élite largement remaniée.
Par Yassine Essid
Dans la mesure où il s’agit d’une communauté scolaire très demandée et très sélective, d’anciens élèves ont été carrément renvoyés à leurs établissements d’origine. L’un était jugé trop peu performant, une autre fut sanctionnée en cours d’année pour une prise de parole sauvage suscitant le recours autoritaire à la règle de respect de la confidentialité et, par suite, son renvoi. Un autre élève, pourtant réputé bien élevé, sérieux et travailleur, toujours le premier à lever le doigt pour venir au tableau, a été poussé à son tour vers la sortie. Une vieille affaire de fraude en serait, paraît-il, le motif. Un autre groupe d’élèves qui, bien qu’ils aient fait montre par le passé de véritables difficultés de suivre, avaient tout de même été autorisées à redoubler leur année, se félicitant de cette généreuse et réconfortante magnanimité de la part de l’administration qui se chargera de les aider à retrouver un niveau correct. Enfin, il y a les nouveaux venus qui, nous dit-on, sont tous triés sur le volet et largement motivés.
Une année particulièrement difficile
En attendant que ses choix soient validés demain, lundi 11 septembre 2017, le professeur Chahed s’est déjà mis à redéfinir les formes d’organisation futures et de poser les règles qui vont régir l’action d’une équipe cohérente, fiable et fidèle.
Au-delà de la question du maintien de l’ordre et de la discipline, des nouveaux programmes, placés sous le signe de l’innovation, la mise en place d’une dynamique nouvelle de gestion, l’obligation d’insertion rapide dans la modernité, la construction d’idées collectives et la stabilisation des relations avec les partenaires économiques et sociaux, sont d’ores et déjà envisagés. Ainsi, Dieu merci, tous les éléments sont réunis pour réussir une année supplémentaire annoncée pourtant comme particulièrement difficile.
Youssef Chahed a été nommé chef de gouvernement, le 3 août 2016, par le président de la république, Béji Caïd Essebsi, et fut chargé de constituer un gouvernement d’union nationale. L’Assemblée des représentants du peuple (ARP) n’a pas manqué de lui voter sa confiance en plénière.
Une année plus tard, le revoilà à la tête d’un second gouvernement encore une fois plébiscité d’«union nationale», largement remanié, qu’il s’apprête à présenter à l’ARP pour solliciter à nouveau la confiance de la représentation nationale.
A ce stade, cet événement suscite au moins deux interrogations. S’agit-il de sanctionner une année gâchée par un mauvais casting qui n’impliquerait aucunement celui qui avait, au moins théoriquement, procédé à la sélection de ses futurs ministres?
Par ailleurs, un gouvernement replâtré, sera-t-il en mesure de mieux faire que le précédent dans un pays qui ne s’est jamais porté aussi mal?
On se retrouve comme à la sortie d’un restaurant dont les plats étaient maigrement servis, qui sentaient la portion congrue, mais on l’on nous demande à chaque fois de régler l’addition bien trop élevée.
Un système politique hybride et non viable
Par un curieux hasard, un entretien accordée par Béji Caïd Essebsi au journal ‘‘Essahafa’’, arrive à point nommé, en préambule à l’annonce tant attendue du remaniement ministériel par le chef de gouvernement. Il résume en quelque sorte les raisons institutionnelles, jusque-là inavouées, qui n’ont pas arrêté d’empoisonner la vie politique et, partant, justifieraient en partie les mauvaises prestations de l’ancienne équipe. Il s’agit en effet d’un véritable réquisitoire contre l’idée fantasmatique d’une démocratie qu’on a habillée d’une aura de légitimité en totale rupture avec une réalité devenue insoutenable, économiquement et politiquement.
Contentons-nous pour le moment de déguster ce plat sans faire attention à l’accompagnement qui, comme on le verra, n’est pas toujours mis en valeur.
Si l’on entend bien les propos du chef de l’Etat, une révision des institutions s’avère plus que jamais nécessaire. Echaudés par un régime de pouvoir personnel qui a duré une soixantaine d’années et ne connut que deux présidents, les «Pères fondateurs» de l’Etat de droit avaient conçu une constitution qui aspire avant tout à réduire à presque rien les prérogatives du chef de l’Etat bien qu’élu au suffrage universel direct. L’effacement de la fonction présidentielle profiterait ainsi pleinement au chef de gouvernement, reconnu seul représentant de l’exécutif.
On a de ce fait abouti à un régime hybride caractérisé par la responsabilité d’un chef de gouvernement devant une Assemblée dépositaire de la souveraineté populaire, censée traduire en termes de lois la volonté générale et l’imposer en dernier ressort.
Or, sans une rationalisation ni un encadrement suffisants des capacités du parlement et de la conduite des partis qui le composent, les projets législatifs du gouvernement se retrouvent contrecarrés par une Assemblée de députés qui passent leur temps à faire de l’obstruction à travers des manœuvres dilatoires, et par des rivalités et des conflits de personnes, annihilant ainsi l’action gouvernementale.
La longueur des palabres des élus, la complexification du travail législatif, l’absence d’une majorité nette dont serait issu le chef de l’exécutif, qui lui offrirait un soutien fort et indéfectible, font que les lois sont constamment déportées vers un parlementarisme exacerbé.
A cela s’ajoute à l’instabilité d’un champ politique où personne ne décide de rien, bouleversé en permanence par l’exode des uns, l’incompétence et l’indifférence des autres. Ne restent plus alors que les virtuoses braillards et vilipendeurs, à la Abbou, qui confondent la critique et l’injure.
Il serait donc grand temps de réviser certains dispositifs d’un régime constitutionnel accouplé à un enchevêtrement de facteurs difficilement maîtrisables.
En effet, des instances, comités, hautes autorités, associations, disséminés dans plusieurs secteurs de la vie publique et qui, au nom de l’exercice de la liberté, élargissent chaque jour davantage leur sphère d’influence et d’intervention, ne reconnaissent aucune tutelle ou pouvoir hiérarchiques à leur égard. L’Etat voit ainsi son rôle se réduire comme peau de chagrin dans l’organisation des rapports sociaux.
Béji Caïd Essebsi : faux aveux et vraies ambitions
Ainsi, le projet d’une intégration démocratique, capable d’articuler l’engagement citoyen dans les domaines à la fois politique et économique, se trouve compromis. C’est que les valeurs, mœurs et opinions démocratiques n’ont pas encore suffisamment imprégné une classe politique et, par-delà, la société civile avec ses revendications de nouveaux espaces de libération et qui se trompe souvent sur le sens de l’humanisme civique.
Tout cela réduit d’autant la marge de manœuvre de tout gouvernement et diminue sa capacité à entreprendre les réformes qu’il juge nécessaires.
Ceci étant dit, pour faire la leçon, il faut être irréprochable, avoir fait preuve de probité scrupuleuse, voire sévère dans le traitement des affaires publiques ou privées, de droiture d’esprit et de constance dans le jugement.
Faire front contre les islamistes, appuyer les forces progressistes et modernistes, réaliser le rassemblement le plus large possible, rapprocher les points de vue, faire face à la dispersion, sortir les forces politiques de leur émiettements, bâtir un projet, patriotique, telles étaient les raisons de la mobilisation massive de l’électorat en faveur de Nidaa Tounes et de Béji Caïd Essebsi (BCE). Faire front contre les islamistes, appuyer les forces progressistes et modernistes, réaliser le rassemblement le plus large possible, rapprocher les points de vue, faire face à la dispersion, sortir les forces politiques de leur émiettements, bâtir un projet, patriotique, telles étaient les raisons de la mobilisation massive de l’électorat en faveur de Nidaa Tounes et de Béji Caïd Essebsi (BCE).
Or, non seulement ce dernier n’a pas été fidèle à ses engagements de campagne, mais il a préféré tolérer tous les écarts de conduite de son fils, Hafedh, ci-devant directeur exécutif autoproclamé de Nidaa Tounes, céder à ses caprices, détourner son regard de ses fréquentations douteuses, plutôt que de protéger et renforcer un mouvement censé faire de la lutte contre la régression islamiste, l’enracinement du pays dans la modernité et la sauvegarde de la démocratie, l’objet principal de son combat. En qualité de président de mouvement, BCE avait déjà reconnu en 2012 s’être fait berner par le mouvement Ennahdha, qu’il avait pris pour un courant modéré, différent des autres courants islamistes dans le monde.
Cinq années plus tard, et après avoir tissé une solide alliance avec le parti de Rached Ghannouchi, désormais principal bénéficiaire de la déconfiture de Nidaa Tounes, voilà qu’il avoue ses regrets d’avoir été à nouveau dupé. La capacité de changement des islamistes pour une société moderne et leur engagement dans un processus démocratique stable et pérenne n’étaient en fait qu’un leurre.
Tout cela n’a donc rien à voir avec les dérives du régime politique actuel, mais tout à voir avec une nostalgie d’un homme pour un pouvoir présidentiel fort, qu’il n’a d’ailleurs jamais cessé d’exercer, ne serait-ce que dans ses rapports avec ses deux «Premiers ministres» (qu’il n’a d’ailleurs jamais considérés comme chefs de gouvernement, se considérant lui-même, comme le vrai chef et le seul) qu’il abreuve chaque semaine de ses précieux conseils.
A l’étroit dans le costume d’une président diminué, Béji Caïd Essebsi demeure, quoi qu’il fasse ou dise, un partisan zélé mais dépouillé de la satisfaction à laquelle il veut légitimement prétendre, le partisan d’un régime basé non sur un parlement comme aiguillon d’une politique démocratique, saine et efficace, mais sur un clan, une clientèle et, pourquoi pas, sur le charisme d’une forte personnalité.
La loyauté d’un négociant lui sert à faire de bonnes affaires, à obtenir des crédits, parce que ceux qui entretiendront des relations avec lui seront persuadés que les mêmes principes d’honnêteté dirigent sa vie privée. Il en est de même de l’art du gouvernement. Gouverner les autres commence par le gouvernement de soi qui est une composante essentielle du pouvoir, la plus sûre entrave au désordre politique et le complément nécessaire à la loi.
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