La responsabilité de l’Europe est grande dans les drames de la migration clandestine, causée par sa politique migratoire inepte et inhumaine.
Par Farhat Othman *
La terrible expression d’holocauste moderne est de la maire de Lampedusa. Cruelle certes, elle ne traduit pas moins la réalité de la répression de ce qu’on appelle improprement émigration ou immigration clandestine.
Car ce n’est ni l’une ni l’autre, juste de l’expatriation contrariée. Or, bouger est le propre de l’humain et de tout ce qui vit.
Ensuite, on n’est clandestin que parce qu’il n’est quasiment plus possible de circuler normalement. Le visa est devenu une denrée rare réservée à quelques privilégiés, dont sont exclus sont qui sont appelés à bouger le plus, les jeunes, ne serait-ce que parce que c’est leur âge qui le veut, cet âge où on lutte non pour vivre, mais pour survivre.
Complicité aux drames et crimes en Méditerranée
La responsabilité de l’Europe est grande puisque c’est sa politique migratoire inepte, devenue criminogène, qui est responsable des drames récurrents en Méditerranée, devenue un charnier. Et ces drames ne s’arrêteront pas tant qu’on n’aura pas changé de politique.
Mais une telle responsabilité est la nôtre aussi, étant donné que cette politique européenne ne peut être mise en place sans le concours des autorités des pays de départ des aventuriers de nos temps. Ce qui est, objectivement, une complicité aux drames, sinon aux crimes. Et je dis crimes, car si en Europe on a des lois d’application généralement effective, auxquelles les autorités ne peuvent que difficilement se soustraire, et quand elles le font se voient sanctionnées, rien de tel ne se passe en Tunisie où nos lois sont déjà illégales et scélérates.
Ce qui vient d’arriver au large de Kerkennah en est bien une illustration. J’y suis et, d’après les témoignages recueillis, l’embarcation des clandestins aurait été percutée intentionnellement.
Il est hors de question, bien évidemment de douter des déclarations contraires des autorités nationales; mais pourquoi alors tarde-t-on à ouvrir une enquête pour déterminer au moins les circonstances du drame? Il y eu quand même des morts déplorées!
N’est-ce pas traiter des êtres humains bien pis que les terroristes? Pourtant, les clandestins n’attentent à la vie de personne, ils ne font qu’encourir de mourir pour survivre, fuir un pays où même le droit de s’aimer leur est refusé?
Une jeunesse aux abois
Au demeurant, la condition des jeunes en Tunisie n’arrête de se détériorer; se verront-ils donc un jour soumis à une assignation à résidence? Ainsi, les jeunes qui se rendent de Sfax à Kerkennah, s’ils ne disposent pas de quoi justifier un séjour régulier sur les îles, sont désormais obligés de laisser leur carte d’identité au guichet où ils achètent le billet pour la traversée. Est-ce légal ce que font nos autorités?
Bien évidemment, elles peuvent rétorquer qu’elles anticipent d’éventuelles tentatives d’émigration clandestine, mais est-ce que la fin justifie tous les moyens, y compris ceux attentatoires à la liberté privée, violant ainsi la constitution qui garantit une telle liberté citoyenne?
Comment dans ce cas ne pas parler de complicité à l’holocauste ayant cours en Méditerranée? Et comment s’empêcher de venir au secours à une jeunesse aux abois? Que fait-on donc pour l’encourager à ne pas tenter l’aventure de survivre hors de son pays, jusqu’à aller s’offrir en char à canon sur les champs de guerre?
L’outil fiable du visa biométrique de circulation
Nos responsables seraient, certes, en droit de rétorquer que la Tunisie ne peut juridiquement tolérer qu’on traverse illégalement ses frontières. Mais que fait-on pour que les jeunes aient la possibilité de le faire selon des lois justes et sans devoir recourir aux embarcations de fortune en boat people ?
Un moyen, fiable et respectueux des réquisits sécuritaires existent pourtant que ces autorités refusent de réclamer; il consiste à transformer l’actuel visa biométrique obsolète, car devenu source de drames et de crimes, en visa biométrique de circulation. Je l’ai souvent évoqué : il consiste à instaurer une libre circulation rationalisée pour tous les citoyens tunisiens, étant délivré gratuitement pour une période minimale d’un an avec entrées et sorties illimitées.
Que perdrait donc la sécurité européenne avec un tel outil qui sera, en prime, le pendant nécessaire qu’impose le droit international à la prise des empreintes digitales de nos concitoyens par des autorités étrangères se faisant actuellement en toute illégalité, bafouant même la souveraineté de notre pays, outre la dignité de ses ressortissants?
Ce ne sont donc pas les tentatives de franchissement illégal de nos frontières que nos autorités doivent réprimer, au point de devenir complices objectives des drames et crimes secouant notre mer commune; c’est le refus de l’Europe d’admettre l’inéluctabilité de la libre circulation de nos concitoyens.
Pourquoi ne pas y agir activement au lieu de continuer à aller dans le sens des diktats de la politique migratoire européenne, tout juste soucieuse de ses intérêts!
Exigeons — oui, exigeons ! — le droit à la libre circulation des ressortissants tunisiens sous visa biométrique de circulation; la dignité, le droit et l’éthique l’exigent désormais ! Il est temps d’en finir avec la diplomatie des convenances à laquelle on se laisse aller encore.
* Ancien diplomate, écrivain.
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