Baha u llah / Revue de la communauté bahaïe internationale.
Généalogie, histoire et actualité d’une religion née au cœur de l’islam chiite et d’une communauté, les Baha’is, qui a pris une dimension universelle.
Par Dr Mounir Hanablia *
Cet écrit n’a pas pour vocation l’apologie ou le dénigrement d’une croyance ou d’un groupe de personnes, il est parfois critique, mais il a trait plutôt au contexte psychologique et humain à partir duquel un enchaînement de faits et d’actions puisse conduire à l’établissement d’un credo, dans le cas précis religieux, à sa différenciation, à sa diffusion, à sa transformation, sans oublier bien sûr sa perception par ceux qui ne le partagent pas.
En ce sens, cet article aurait pu concerner le christianisme ou l’islam à leurs débuts, ou encore les Mormons ou les Ahmadis. Mais ce qui rend le sujet d’actualité, ce sont les derniers développements conflictuels, survenus dans les relations entre l’Iran, et l’actuelle administration américaine, celle-ci, avec son allié Israël, utilisant toujours avec autant de constance, entre autres, la carte des droits de l’homme et des libertés, dont une minorité religieuse, présumée pacifique, se prétende régulièrement être privée, pour la concrétisation d’ambitions géostratégiques purement impérialistes.
Mais en Iran même, tout n’a pas commencé il y a presque 200 ans alors que naissait Baha u llah, ce prophète iranien annonciateur d’une foi religieuse que ses disciples prétendent révélée.
L’avènement d’un nouveau prophète
Les Baha’is ne sont que les héritiers d’une prédication religieuse apparue dans ce pays au milieu du XIXe siècle et annoncée par celui que ses fidèles ont considéré en son temps comme un prophète de la révélation divine, Mirza Ali Mohammed Chirazi, dit le Bab, et qui n’est plus aujourd’hui vu que comme le précurseur.
L’apparition de cette personnalité, comme il en a existé beaucoup tout le long de l’histoire iranienne, se situait en fait dans un contexte particulier, celui de l’annonce toujours prégnante dans le chiisme, de la venue du Mehdi, cet imam supranaturel qui rétablirait la justice sur terre avant le jour du jugement dernier. Et le Bab avait été éduqué dans le shaykhisme, l’un des nombreux cercles ésotériques et syncrétistes issus du chiisme, qui situait la venue de l’Etre de justice, justement, à cette époque là, grâce à des gymnastiques divinatoires, issues des nombres et des numéros des versets du Coran, dont les Baha’is se servent toujours pour justifier du bien fondé de leurs prétentions.
Il faut croire que le Bab possédait un argumentaire religieux fort convaincant; beaucoup de ses condisciples issus du cercle shaykhi finirent soit par croire, soit par le convaincre, qu’il était bien le Mehdi attendu.
A partir de là sa prédication se répandit en Iran, ce qui lui valut bien évidemment de nombreux ennuis autant avec les autorités que les dignitaires chiites, soucieux de préserver l’ordre social et politique. Et il finit par être jeté en prison. Le phénomène est que ce soient ses disciples qui se chargèrent alors de répandre son enseignement, et dont certains, comme la poétesse Qurrat El Aïn, ne l’auraient jamais rencontré.
Abdul Baha, fils de Baha u llah, à Paris avec des membres de sa communauté.
Qurrat El Aïn, une féministe avant l’heure
Qurrat El Aïn est cette personnalité exceptionnelle, qui a ouvertement et en tant que femme mené une vie très libre malgré le milieu et l’époque. Elle a été une véritable féministe avant l’heure, et aujourd’hui encore, elle constitue une source d’inspiration pour les jeunes filles et les femmes Baha’ies, beaucoup plus ouvertes aux moeurs modernes que leurs consoeurs musulmanes.
Les femmes Baha’ies jouent toujours un rôle importante dans la propagation de leur foi, et bien sûr, à tort ou à raison, leurs ennemis en ont pris prétexte pour les accuser d’user des moyens les moins avouables pour arriver à leurs fins.
Mais Qurrat El Aïn a également joué un rôle fondamental sur le plan théologique, en radicalisant la nouvelle prédication dans le sens d’une séparation complète avec le chiisme et l’islam, et en faveur de la création d’une nouvelle religion distincte. Ses poèmes font toujours partie de la liturgie Baha’ie.
Un jour et dans le contexte très archaïque de l’Iran de l’époque où aucune femme ne sortait dans la rue sans porter son voile, elle apparut en public, enleva le sien, le brûla, et annonça que les enseignements de l’islam étaient abrogés et qu’ils étaient remplacés par ceux issus du Bab. Or ce dernier, bien que clamant être le Mehdi, s’était jusque-là toujours situé dans la voie du réformisme chiite musulman, et ce n’est qu’en apprenant ce qu’elle avait fait que, à postériori, du fond de sa prison, il lui donna raison en lui donnant son surnom, Qurrat El Aïn, annonça qu’il était le prophète successeur de Muhammad, et se mit à rédiger le Bayan, le livre sacré de la nouvelle foi.
Mais évidemment les nouveaux convertis furent soumis à de nombreuses persécutions, en particulier lorsque l’un d’entre eux tenta d’assassiner le Shah Qadjar d’Iran. Face à ce déchaînement de haine et de violence, la nouvelle communauté se réfugia dans les montagnes et les forêts d’accès difficile du Mazandéran, au nord du pays, sur les rives de la Caspienne, et tentèrent d’établir un réduit fortifié d’où ils conquerraient ultérieurement la totalité du pays. Ils furent cernés par l’armée du Shah et, après plusieurs mois de siège, ils durent se rendre contre la promesse de la vie sauve, mais furent néanmoins immédiatement exécutés. Qurrat El Aïn, elle, placée en résidence surveillée, fut étranglée. Quant au Bab, il fut fusillé; ses disciples ont rapporté qu’il était sorti indemne de la première salve tirée par des soldats arméniens, et qu’il ne succomba que sous les balles tirées par un second peloton d’exécution musulman.
Avènement de la foi Baha’ie
Quoiqu’il en soit, un fait curieux se produisit : les fidèles du Bab, dont beaucoup avaient été tués ou emprisonnés, purent, leurs ennemis diront grâce aux protections accordées par les ambassades russe et anglaise, s’exiler à Bagdad, alors sous domination ottomane, sous l’autorité reconnue de celui que le Bab avait nommé à la tête de la communauté, Yahya Nouri , surnommé Subh l Azal. Mais là, son demi frère, Hussein Ali Nouri, dit Baha’u’llah, après une retraite de plusieurs mois, annonça qu’il était le Maître du Temps, celui dont le Bab aurait, avant sa mort, prédit la venue, comme Jean Baptiste l’avait fait pour le Christ…
Ceci plaça évidemment les deux frères dans une situation conflictuelle, qui poussa les autorités ottomanes à exiler toute la communauté à Andrinople, puis devant les troubles et les actes de violence échangés, le groupe de Subh l Azal fut déporté à Famagouste à Chypre, où on n’entendrait plus parler de lui que rarement, en particulier lors du mouvement constitutionnel iranien de 1905, et le groupe de Baha u llah à Âkka en Palestine, qui aurait un destin mondial.
Quoiqu’il en soit celui qui allait faire acquérir à la foi Baha’ie son caractère moderne et la sortir de sa condition de secte chiite hétérodoxe vers celle de religion révélée aux ambitions mondiales a été Abdul Baha, fils et successeur de Baha u llah. C’est lui qui a axé l’enseignement de la foi autour d’un premier thème majeur : l’égalité de toutes les religions et l’unicité de l’être humain.
En fait ce n’était en réalité là qu’une version moderne du manichéisme, cette vieille religion syncrétiste iranienne du prophète Mani au Ve siècle qui reconnaissait autant le message du Christ, Zoroastre que du Bouddha. Mais après une période de faveur auprès Grand Roi, qui recherchait une religion qui pourrait unifier tous les peuples de son empire, à la mort de celui-ci, le prophète Mani subit le martyr et plus tard ses disciples furent persécutés dans l’empire abbasside sous le générique de «zandaqa» (hérésie), comme l’avaient été les Chiites à la période omeyyade.
Conclave de Baha’is à Albany, aux Etats-Unis.
Les Baha’is placent donc toutes les religions sur un pied d’égalité de Bouddha à Rama en passant par Muhammad, Moïse et Confucius. A l’instar des Chrétiens qui reconnaissent la divinité du Christ, les Baha’is considèrent leur propre prophète comme un Dieu, et c’est d’ailleurs en tant que tel que celui-ci s’adresse à eux dans leur livre sacré , le ‘‘Kitab l Aqdas’’.
Cette divinisation du prophète est toutefois demeurée profondément étrangère à l’esprit du monothéisme sémitique authentique, judéo-musulman, et on peut même dire qu’il s’agit là d’une rupture.
Pour le reste et comparativement à l’islam, les Baha’is issus de l’islam prient moins que les Musulmans, 3 fois par jour, et jeûnent moins, 19 jours en Esfand, le mois solaire, avant la célébration du Nowrouz , le nouvel an persan.
Mais fait non moins important, dans leurs temples, les Baha’is permettent à tous leurs fidèles issus de toutes les religions d’en respecter les rites de prière, comme ils l’entendent, ce qui leur a valu d’être accusés d’opportunisme.
Le deuxième thème central de la foi Baha’ie est la paix, le refus de la violence, et l’interdiction de prendre position sur les thèmes politiques, qui s’étend jusqu’à celle de s’intégrer dans les partis politiques.
Sans doute échaudés par leur destin tragique en Iran, et craignant d’être entraînés dans le conflit mondial qui en 1917 n’avait pas épargné la Palestine, et opposait les Anglais aux Ottomans, Abdul Baha avait fait le choix très sage de ne choisir qu’un seul camp, celui de la paix. Cela lui avait d’ailleurs valu le respect et l’estime des vainqueurs, et lui avait permis d’entreprendre de nombreuses tournées en Europe et aux Etats-Unis où il ferait de nombreux adeptes, et ferait construire de nombreux temples de sa foi.
C’est ainsi que grâce à l’esprit d’à propos de Abdul Baha, une petite secte au départ insignifiante, issue d’une scission du chiisme hétérodoxe en Iran au milieu du XIXe siècle, allait devenir, 170 ans après sa fondation, une religion internationale groupant actuellement environ 6 millions de fidèles disséminés à travers le monde.
Mais ainsi qu’on le dit, à celui qui ne s’occupe pas de politique, la politique, elle, s’occupera de lui. En Iran, leur pays d’origine, les Baha’is ont connu une période de grande prospérité sous le régime impérial des Pehlevis, prospérité due d’ailleurs autant à leur dynamisme et leur esprit de groupe, qu’à la fâcheuse habitude des despotes de s’appuyer sur les minorités, dont ils savent ne rien craindre.
Les relations troubles des Baha’is avec Israël
Aujourd’hui les Baha’is se disent persécutés au sein de la République islamique d’Iran. Ce que bien évidemment les autorités de ce pays nient avec véhémence tout en prétendant qu’il ne s’agit là que de calomnie et de malveillance dans le cadre de la campagne orchestrée contre eux par les Etats Unis et Israël.
Pourquoi Israël? C’est que la maison universelle de justice baha’ie, autrement dit l’institution collégiale composée de 7 commissaires élus, chargée de diriger les affaires de la foi, et qu’on nomme les mains ou les doigts de la cause, cet organe directeur de la foi se situe en Palestine occupée, à Haïfa, au sommet du mont Carmel où se trouve le tombeau au dôme doré du Bab, au milieu d’un magnifique jardin persan, et que d’inévitables relations les lient à l’état sioniste.
Il existe d’ailleurs un accord interdisant aux Baha’is de résider en permanence en Israël, et plus encore, d’y exercer quelque forme de prosélytisme que ce soit. Ces accords n’ont pourtant jamais été dénoncés par la communauté, comme étant attentatoires à leur liberté religieuse. Et bien sûr, les mains de la cause au nom de leurs obligations de retrait par rapport à la politique, n’ont jamais pris position dans le conflit israélo-palestinien, ce qui en constitue bien une, en soi.
Chaque année des milliers de visiteurs viennent du monde entier accomplir un pèlerinage sur les tombeaux de ceux qu’ils considèrent comme leurs prophètes fondateurs. Et évidemment cette situation là donne au pouvoir iranien l’occasion, à tort ou à raison, de justifier les arrestations que subissent, de temps à autre, des baha’is iraniens, puis, du fait des campagnes internationales déclenchées par ces arrestations, souvent aux Etats-Unis, d’en arguer du bien-fondé auprès de leur propre population.
En réalité, le principal différent qui oppose les Baha’is au pouvoir des mollahs est celui de la propagande religieuse et des tentatives de conversions des chiites. En Iran, comme d’ailleurs dans tous les pays musulmans, peut-être même plus qu’ailleurs, l’individu commun accepte généralement mal la conversion de l’un de ses coreligionnaires à une autre foi religieuse, particulièrement quand celle-ci prétend abroger les enseignements de l’islam et les remplacer par les siens propres.
C’est en fait un genre d’autisme dont nous musulmans, qui considérons la conversion des autres à notre propre croyance, comme un sujet d’autoglorification, ne sommes encore pas débarrassés. Mais y a-t-il véritablement une persécution de la foi baha’ie en Iran?
Le Centre des Baha’is à Akka (Saint-Jean-d’Acres), en Israël, où est enterré Baha u llah.
Rien n’est moins sûr ! Ils y sont toujours considérés comme une minorité non musulmane, y ont des droits, tout comme leurs lieux de culte restent ouverts, et les femmes de la communauté peuvent sortir, ou à tout le moins se faire photographier, dévoilées, comme les chrétiennes, les zoroastriennes, et les juives.
Et finalement le conflit entre Chiites et Baha’is en Iran se situe dans le choc de deux «taqqiya» : aucun des deux protagonistes, pour différentes raisons, ne veut avouer que la principale en est l’effort missionnaire baha’i que la communauté s’interdit en Israël, mais se permet en Iran; un effort missionnaire qui, dans ce dernier pays, est important, mais que les autorités locales comparent à un acte de guerre dont le but est de briser l’unité nationale.
Les Baha’is dans le monde arabe
Mais évidemment le problème qui se pose en Iran est exactement celui pour lequel on refuse de reconnaître la foi baha’ie dans le monde arabe et musulman. Les communautés y sont toujours hors la loi, mais les autorités ferment plus ou moins les yeux selon les circonstances; une tolérance dangereuse parce que révocable à tout moment, qui expose ces communautés à beaucoup plus de risques qu’en Iran, où la communauté est reconnue. Pourtant personne n’a hurlé contre les actes d’hostilité subis par la communauté en Egypte par exemple, où les Baha’is sont considérés comme des renégats quand ils ont été musulmans, et ne peuvent hériter.
Toutefois dans les pays arabes, rares sont ceux qui connaissent l’histoire de cette communauté, et les quelques immigrés qui y débarquent sont généralement accueillis sans hostilité.
En Tunisie, une petite communauté baha’ie s’est constituée autour d’un noyau d’immigrés d’origine iranienne, très actifs comme tous leurs coreligionnaires, mais il s’agit généralement de personnes d’un haut niveau d’éducation évoluant dans des milieux plutôt indifférents en matière religieuse, ce qui fait que ces conversions là n’ont suscité le plus souvent que de l’indifférence.
Et c’est d’ailleurs là le principal grief qu’à mon avis on puisse faire à cette religion telle qu’elle apparaît actuellement, elle semble avoir perdu toutes ses racines et être gérée comme une multinationale occidentale à la conquête d’un marché, celui de la foi, en s’intéressant beaucoup plus aux riches et aux gens éduqués, malgré, il faut le reconnaître, un grand nombre d’œuvres charitables, bien entendu dans un cadre missionnaire, sur le principe, des plus discutables.
D’évidence ils n’ont pas le monopole du procédé, et dans l’état actuel de misère, de crise économique, issues de la mondialisation, les conversions s’achètent, comme tout ce qui est exposé dans le marché. Il s’agit sans doute là de l’influence des nombreux Américains qui ont occupé des postes de responsabilité en tant que mains de la cause dans l’exécutif baha’i.
Le deuxième grief qu’on pourrait lui faire est celui des excommuniés, cela ne cadre pas avec le message de tolérance affiché, et le plus curieux en est l’interdiction de droit divin qui est faite aux autres membres de la foi de les fréquenter, ou même de leur adresser la parole.
Evidemment, on dira que c’est toujours mieux que d’exécuter ou de lapider, comme cela se pratique encore dans de nombreux pays musulmans. Mais en Tunisie, après la révolution de janvier 2011, des voix représentant cette communauté se sont élevées afin de demander à se voir reconnaître un statut religieux spécifique. Il semble à ce sujet que des associations baha’ies se soient constituées, légalement. Mais que devrait nous apprendre, à nous musulmans, l’existence d’une prophétie rivale qui prétende supplanter la nôtre, en dépit de nos convictions les plus intimes?
D’abord qu’une crainte éventuelle serait risible. On devrait peut-être se mettre à la place des Chrétiens lorsque nous Musulmans prétendons que notre foi abroge la leur. Mais, après plusieurs siècles, depuis les croisades jusqu’aux guerres coloniales et la dernière, celle dite contre le terrorisme, et malgré des attentats sanglants commis en Europe par des Musulmans, les mosquées y demeurent ouvertes, et les fidèles libres de se convertir, de convertir, ou d’abjurer.
A l’opposé, en Inde, où il existe 220 millions de musulmans, ceux-ci ne peuvent pas consommer de la viande de vache et sont tués lorsqu’ils en transportent, quand leurs mosquées ne sont tout bonnement pas détruites.
Il y a donc une logique limpide à cela : à nous autres Musulmans, qui sommes convaincus que le message de Muhammad soit bien le sceau des messages, et donc de la relativité des prétentions au divin, de Baha u llah, celui-ci nous soumet néanmoins à un défi, nous devons admettre qu’en respectant cette croyance là dans toutes ses manifestations, comme toutes les autres, nous nous donnons le droit et la légitimité de prospérer dans les endroits où en étant minoritaires, nous pourrions, hormis cela, être tués, chassés, ou éradiqués, comme le sont les Rohingyas du Myanmar. Et le meilleur moyen de préserver la paix religieuse, c’est que l’Etat, en en étant le garant, se situe à égale distance de toutes les croyances, par le biais de la seule voie possible, celle de la laïcité.
C’est peut-être en fin de compte cela l’essence du message humaniste du Bab et de Baha u llah, que nous autres musulmans, devrions méditer.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
Donnez votre avis