Sadate reçu le 19 novembre 1977 par le Premier ministre israélien Menahem Begin.
La visite de Sadate en Israël, il y a 40 ans, a été l’acte fondateur de l’ère de la mainmise américano-israélienne sur la région, et de la destruction des pays qui y seraient hostiles.
Par Mounir Hanablia *
Le 19 novembre 1977, Sadate en débarquant à l’aéroport Ben Gourion en Israël puis en se rendant le jour de l’Aïd à Jérusalem pour y prier, à la mosquée Al Aqsa, bouleversait l’ordre politique et l’équilibre stratégique au Moyen Orient.
Une visite historique? Assurément. Le principal pays de la ligne de confrontation arabe, celui qui, allié à la Syrie, avait contraint en 1973 l’Etat sioniste à une guerre coûteuse et difficile, abandonnait son allié, et quittait définitivement le champ de bataille du conflit israélo-arabe pour se ranger sous la bannière américaine dans sa lutte contre le camp soviétique.
L’Egypte, de Moscou à Washington
Depuis la guerre d’Octobre, des plans de désengagement avaient permis à l’Egypte de récupérer une bande d’une vingtaine de kilomètres de profondeur à l’ouest du canal de Suez. Mais le raïs visait en réalité à récupérer la totalité du Sinaï, et en finir ainsi avec un état de guerre qui empêchait tout développement et tout investissement dans son pays. Et après la dernière guerre avec Israël, il avait compris que les clés de la paix se situaient à Washington.
Mais il n’y avait pas que cela : les élections en Israël de juin 1977 avaient amené au pouvoir un gouvernement belliqueux présidé par Menahem Begin et composé d’ultranationalistes comme Ariel Sharon, dont le programme visait à l’intensification de la colonisation dans les territoires occupés, et à la destruction du potentiel militaire des pays arabes afin d’assurer à leur pays une paix de 30 ans.
Aussitôt le gouvernement intronisé, les préparatifs militaires israéliens avaient commencé. Mais si le potentiel militaire israélien avait été décuplé après la guerre de 1973, grâce à l’aide américaine.
Il n’en avait pas été de même pour l’Egypte. En 1972 déjà Sadate avait expulsé les militaires soviétiques que son prédécesseur, le président Nasser, avait installés pendant la guerre d’usure pour assurer la protection aérienne de l’Egypte contre les chasseurs bombardiers Phantom F4 américains livrés en 1968 à Israël et qui étaient capables de transporter des armes nucléaires. Et après la guerre d’Octobre, l’Egypte n’avait même pas été réarmée au niveau qui était le sien durant le conflit.
A qui en incombait la responsabilité? On ne le sait pas trop, peut être aux Etats arabes du Golfe qui avaient quadruplé leurs revenus grâce à l’embargo sur le pétrole et au premier choc pétrolier lors de la guerre, et qui refusaient de fournir l’aide financière nécessaire à l’Egypte pour s’assurer un potentiel militaire en rapport avec son importance géostratégique, peut être à Sadate qui avait déjà décidé de jouer la carte américaine et qui ne voyait plus d’utilité à se pourvoir en armes chez les Soviétiques.
Sadate et le ministre des Affaires étrangères israélien Moshe Dayan, en 1977.
Sadate se rend chez les ennemis
Quoiqu’il en soit, et au moment où il entreprenait son voyage historique, le rapport des forces sur le terrain était nettement en sa défaveur. On a dit que des contacts préliminaires avaient eu lieu grâce à l’entremise du Roi Hassan II du Maroc, un pays où la communauté juive occupait un rôle éminent, ainsi que celle du président roumain Ceaucescu, un homme qui quoiqu’appartenant au bloc de l’Est entretenait de bonnes relations avec les deux camps.
En se rendant chez ses ennemis, Sadate ne disposait néanmoins d’aucune garantie relativement aux intentions israéliennes. Même son propre ministre des Affaires étrangères Ismail Fahmy avait démissionné face à ce qu’il considérait comme une initiative hasardeuse ressemblant à une capitulation.
En effet, les discours échangés à la Knesseth avaient effectivement ressemblé à un dialogue de sourds. Alors que Sadate avait essayé de faire vibrer la fibre sentimentale en axant son discours sur la nécessité de la paix et sur les liens à établir entre tous les enfants d’Abraham, Begin s’était borné à dire, conformément à sa vision bien ancrée de l’histoire, que depuis sa création son pays avait été constamment en butte à l’hostilité de ses voisins, qu’il avait déjà sacrifié une partie du territoire qui lui revenait de droit (la Jordanie?), mais qu’il avait toujours recherché la paix, et que tout était donc négociable.
Golda Meir, ancienne Premier ministre d’Israël offrant un cadeau à Sadate, le 21 novembre 1977.
Ainsi donc alors que Sadate avait joué sa carte maîtresse, celle de la reconnaissance, Begin lui se réservait le droit de décider en fonction de ce qu’il recevrait ultérieurement. Cela mit mal à l’aise une partie de ses ministres, en particulier Ezer Weizman, celui de la Défense, qui craignit que Begin, faute d’un geste spectaculaire équivalent à celui du raïs, ne dilapidât une chance unique de paix, qui ne se représenterait peut être plus. Un raïs qui ne craignit pas d’aller s’incliner sur la tombe de ceux qui étaient tombés les armes à la main contre les soldats de son propre pays, au point de susciter des interrogations et des inquiétudes concernant sa sincérité au sein même du camp israélien.
Mais ce sont les manifestations d’hostilité de la population palestinienne à la mosquée El Aqsa lors de la prière de l’Aïd en sa présence qui démontreraient amplement au président égyptien l’ampleur du refus des principaux intéressés du conflit, et annonceraient le divorce à venir au sein du monde arabe. Et en regagnant son pays, la réalité était là : Sadate n’avait rien obtenu de la part de ses interlocuteurs, et s’était isolé, verbalement au moins, au sein du monde arabe.
C’est au Liban que l’initiative de paix égyptienne eut des répercussions immédiates, deux années après le début de la guerre, elle marquait le nouveau rapprochement entre la Syrie et le camp palestino-progressiste qui s’étaient jusque là affrontés, et la consolidation de l’alliance entre Israël et les Forces libanaises, ces dernières s’efforçant désormais d’impliquer militairement leur allié dans le bourbier libanais afin de chasser les Syriens, jusqu’à y réussir en 1982 avec l’invasion et le siège de Beyrouth.
Des pourparlers de paix sur fond d’hostilité régionale
Les pourparlers de paix entre Israël et l’Egypte allaient néanmoins se poursuivre à Ismaïlia, mais sans grand résultats , Begin s’efforçant de faire achopper les discussions sur les points de détail, et les négociateurs israéliens ayant eu pour instructions de faire traîner les choses. Les discussions de paix finissaient donc par achopper sur l’intransigeance israélienne au point de pousser Sadate à envisager de recourir de nouveau à la force pour faire prévaloir ses droits. Mais l’Egypte était alors stratégiquement affaiblie et se trouvait exposée à une nouvelle débâcle militaire au cas où elle reprendrait la guerre.
Sadate, Carter et Begin signent l’accord de Camp David, en 1978.
C’est alors que les Etats-Unis qui avaient joué un rôle fondamental de négociateur lors de la guerre d’Octobre 1973, pour obtenir un cessez-le-feu et un accord de désengagement entre les deux armées, entrèrent de nouveau en scène. Quelles avaient été leurs motivations? On ne le sait pas trop, peut être la crainte de voir l’Egypte glisser de nouveau dans l’orbite soviétique, ou celle de subir un second choc pétrolier.
Mais près de trois années auparavant, le principal instigateur, et même si on peut dire, architecte, de l’embargo sur le pétrole lors de la guerre d’Octobre, le roi Faïçal d’Arabie, avait été assassiné dans des conditions mystérieuses par un neveu qualifié de déséquilibré, et parmi la famille Al Saoud, il s’agissait du roi le plus militant et le plus intransigeant relativement à la restitution de Jérusalem au camp arabe, il avait en effet exprimé le vœu de prier à la mosquée Al-Aqsa avant de mourir, et il avait été l’un des participants les plus en vue au sommet arabe de Rabat en 1974, auquel Sadate avait participé, qui avait reconnu, contre la volonté des Américains, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul et unique représentant du peuple palestinien.
Signature des accords de Camp David
Le roi Fahd, nettement plus docile, avait succédé au défunt roi Fayçal. Il est donc permis de se demander si, en se rendant en Israël, en violation des résolutions du sommet de Rabat, Sadate n’avait en fait pas, avec la disparition du roi Faïçal, fait son deuil d’un soutien arabe comparable à celui de la guerre d’Octobre, et s’il n’avait reçu préalablement des garanties américaines quant à la réponse israélienne. Quoique le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger eût quitté le devant de la scène avec l’arrivée aux affaires de la nouvelle administration américaine du président Jimmy Carter, celle-ci allait pleinement s’investir dans le processus de négociations, qui serait couronné en 1979 par les accords de Camp David, desquels les Etats Unis seraient les signataires au même titre que les deux autres parties.
Ces accords restitueraient certes à l’Egypte la totalité du Sinaï, mais au prix d’une démilitarisation totale, et d’installations de surveillance sur les cols de Mitla et Gidi, y rendant la souveraineté égyptienne assez théorique; sur le plan pratique le Sinaï deviendrait définitivement une zone tampon démilitarisée susceptible d’être réoccupée en cas de violation des accords par l’Egypte, et pas seulement ses clauses militaires…
Ce sont plutôt les clauses politiques qui allaient avoir néanmoins les plus grande conséquences pour l’Egypte et la région dans sa totalité, on peut comprendre que Sadate n’ait pas eu tellement le choix en les signant, il s’agissait apparemment d’un deal qu’il faudrait accepter dans sa totalité selon la loi du tout ou rien. Elles évoquaient pour le peuple Palestinien «une autonomie pleine et entière», et ultérieurement des discussions sur le statut final, «en toute bonne foi». De quel droit Sadate serait-il intronisé en partie ayant la légitimité politique nécessaire pour signer des accords engageant l’avenir du peuple palestinien, alors qu’en 1974, le sommet arabe en avait désigné le seul représentant légitime, l’OLP, que celle-ci avait la même année reçu à l’Onu le statut d’observateur permanent, et que l’Assemblée générale y avait voté à une forte majorité le droit du peuple palestinien à l’auto détermination, l’indépendance, et à un Etat ?
Le retour de Khomeiny en Iran scelle l’avènement de l’islamisme sur la scène du Moyen-Orient.
Israël isole l’Egypte et marginalise l’OLP
La manœuvre israélienne était habile, elle s’assurait de la garantie américaine, elle isolait l’Egypte du camp arabe, marginalisait l’OLP, réduite au statut d’organisation terroriste dont la liquidation s’imposerait dans quelques années au Liban, et laisserait le champ libre à la colonisation israélienne des territoires occupés, puisque le seul statut qui serait reconnu au peuple palestinien serait celui de l’autonomie pleine et entière, les questions politiques étant reportées aux discussions finales, entre Palestiniens et Israéliens, c’est-à-dire, lorsqu’il n’ y aurait plus rien à négocier, face au fait accompli issu de la colonisation.
Sur le plan stratégique, l’Egypte désormais armée par l’Amérique, ne constituerait plus aucune menace, et perdrait son importance stratégique régionale au bénéfice de la nouvelle super puissance, l’Etat hébreu.
Sur le plan interne, les accords de paix n’assureraient pas la prospérité économique promise à la population, isoleraient le régime face à l’opposition marxiste, aux partis nationalistes, islamistes, et ils fourniraient aux groupes terroristes les arguments de propagande nécessaires à leurs activités criminelles, dont le raïs lui-même finirait par être la victime.
En Palestine même la colonisation s’intensifierait, et l’armée israélienne, assurée du calme sur sa frontière occidentale, profitant des désordres en Iran depuis la révolution, et de la guerre Iran-Irak, détruirait le réacteur nucléaire irakien Osirak puis envahirait le Liban, saccagerait Beyrouth et en chasserait l’OLP.
L’avènement facteur islamiste
Mais entre-temps, avec l’avènement de la République islamique en Iran, suivi de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le facteur islamiste deviendrait un instrument majeur qui obligerait des années plus tard le colosse militaire israélien, puis l’Armée Rouge, à des retraites peu glorieuses.
En 1979, quelques mois seulement avant le début de la première guerre du Golfe, et des accords de Camp David, donc, le retour triomphal de Khomeiny, qui était réfugié à Neauphle-le-Château, en France, et l’avènement de la République islamique d’Iran, avaient suscité bien des questions relativement au manque de soutien de l’administration Carter à leur principal allié dans la région, le chah d’Iran, que, il ne faut pas l’oublier, les services secrets américains, en 1953, avaient remis sur le trône, en déposant le Dr Mossadegh, un Premier ministre nationaliste et démocratiquement élu.
On avait argué de la foi religieuse du président américain, atterré en 1979 par la situation des droits de l’Homme en Iran, comme on le ferait quelques mois plus tard pour expliquer son implication et son engagement enthousiaste en faveur de la paix entre juifs et arabes, mais on sait combien ces arguments là pèsent peu dans les choix politiques majeurs des grandes puissances.
L’assassinat de Sadate en 1980 ne mettra pas fin au processus qu’il avait enclenché.
En revanche la déposition du chah d’Iran avait objectivement eu trois conséquences : l’arrêt du programme nucléaire iranien, puis irakien; le surenchérissement des prix du pétrole avec la guerre irako-iranienne; l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, inquiets de la menace que la Révolution iranienne ferait peser sur leurs républiques d’Asie centrale.
La visite de Sadate à Jérusalem fut donc un séisme consacrant la pérennisation de l’occupation israélienne de tout le territoire palestinien, qui fit voler en éclat la solidarité panarabe, introduisit dans la région l’épouvantail islamiste, et déplaça l’arc de cercle de crise vers le Golfe et l’Asie Centrale, qui aboutirait au démembrement de l’Union Soviétique, puis à l’occupation et à la désintégration des Etats du Moyen Orient.
Ce fut donc l’acte fondateur d’une nouvelle ère, celle de la main mise américano-israélienne sur la région, et à la destruction des pays qui y seraient hostiles.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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