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La Tunisie en crise ou les prémisses d’un naufrage

La Tunisie a besoin de peu pour éviter le sinistre : des compétences irréprochables, le souci de l’intérêt général et une vie politique plus éthique… Mais il ne faut pas rêver.

Par Yassine Essid

Dans un pays qualifié de nation démocratique, parce qu’on croit avoir substitué à un régime «ancien», une organisation et un exercice du pouvoir «nouveaux», un chroniqueur qui, à intervalle régulier, va chercher un certain regard pour prendre part au débat public, décrypter l’actualité avec l’ambition de «refaire le monde», se retrouve de plus en plus appelé à remplir l’ingrate mission de dénoncer plutôt «le chaos du monde».

Des bouleversements engendrés par les islamistes

Ces chroniques, qui peuvent aussi traiter de la culture et de l’économie, mais sous un angle politique, rendent compte d’une société qui a vu ses repères vaciller, principalement sous l’effet des bouleversements engendrés par le débarquement des islamistes dans l’organisation de la vie publique.

À un régime autoritaire, obsédé par un contrôle strict de l’ensemble des activités économiques et sociales par l’Etat et le parti unique, se sont substituées sans heurt une nouvelle constitution, le pluralisme des partis et la liberté d’expression.

Cependant, s’agit-il vraiment de démocratie telle qu’on l’entend dans les pays d’Occident? Que nenni. Car on n’a pas encore établi de façon pleine et effective, un véritable Etat de droit. La clarification des rôles entre le pouvoir exécutif, législatif et présidentiel, l’efficacité de l’appareil judiciaire, la définition de la vraie mission de forces sécuritaires et de police, la réforme fiscale, l’établissement d’un cadre juridique pour le financement des partis, le code de déontologie qui doit régir les médias ainsi que l’établissement de nouvelles règles devant organiser certaines professions (médecins, avocats, enseignants…) sont encore aujourd’hui extrêmement vagues. La société elle-même s’est retrouvée profondément déstabilisée, non seulement par l’amplification de pratiques douteuses, mais aussi par la montée du chômage, l’appauvrissement et la baisse du niveau de vie, l’affaiblissement des modes de régulation et de l’autorité de l’Etat dans plusieurs secteurs, la survivance des anciens privilèges et l’apparition de nouvelles inégalités.

La Tunisie vit toujours une période de transition, dont nul ne peut fixer avec assurance la durée ni le terme. Il serait d’ailleurs fort hasardeux de parler d’une amélioration prochaine du paysage politique, institutionnel ou économique. C’est que les règles élémentaires de conduite morales et éthiques ne sont pas également partagées par les partis politiques, leurs dirigeants, leurs représentants élus, leurs sympathisants, ainsi que certains de leurs membres qui ont accédé à l’exercice des fonctions de gouvernement. Aussi, bien que revendiquant d’être les vecteurs d’une idéologie commune et de partager la même prétention à conduire la marche des affaires publiques par une conception particulière de l’intérêt général, ils ne semblent pas encore en capacité de contribuer de façon saine à l’intégrité de la démocratie et à la protection de la souveraineté nationale.

Pendant ce temps…

Une représentation nationale à l’image désastreuse

Une Assemblée de représentants du peuple (ARP) dans laquelle l’école buissonnière prend une connotation largement moins humoristique que dans le système scolaire. Couplée avec d’autres abus, elle façonne une image désastreuse d’une représentation nationale appelée dans des circonstances de crise grave à concrétiser la volonté d’un peuple meurtri.

Gagnés par la lassitude liée à des procédures jugées contraignantes : questions au gouvernement, votes d’accords (surtout d’octroi de crédits), travaux des commissions et séances plénières, les plus malins d’entre eux pointent le bout de leur nez après quelques jours d’absence et repartent aussitôt. Un comportement d’autant plus intolérable qu’il n’existe aucune voie de recours ni instance susceptible de sévir.

À l’ARP toujours, presque chaque séance donne jour à des scènes insolites et l’éloquence courtoise des débats tourne très vite à l’outrage gradué, l’invective moqueuse jusqu’à l’insulte proprement dite.

M. Amroussia aurait mieux fait d’entamer une longue grève de la faim.

Le dernier coup de théâtre «politique», fut le geste grotesque du député Ammar Amroussia, relayé par les nouveaux médias qui offrent à chacun la possibilité de le revoir à satiété. Exaspéré par le renvoi des débats sur la criminalisation des relations avec l’Etat juif, il a ostensiblement déchiré le drapeau israélien. Une protestation plus adaptée à un jeu de gamins dans une récré qu’aux usages parlementaires. Pour traduire plus spectaculairement sa douleur, sa répulsion et sa colère et dénoncer les agressions récurrentes de l’entité juive, M. Amroussia aurait mieux fait d’entamer une longue grève de la faim, voire l’auto-immolation par le feu comme sacrifice suprême à la cause palestinienne.

Agitation gouvernementale et maigres résultats

Côté gouvernement, les choses ne sont pas plus réjouissantes. Ministres et hauts fonctionnaires, qui prétendent tout connaître et tout comprendre, fonctionnent pourtant selon des schémas invariables. Des effets d’annonce, des réunions sur le développement économique et l’amélioration des conditions de vie, des séminaires sur d’hypothétiques afflux d’investissements étrangers, des colloques sur le changement et l’innovation, des discours sur la croissance de demain, des signatures de centaines d’accords, de nombreuses études entreprises laissées sans suite, une campagne pour souligner l’ampleur et l’étendue de la corruption, des voyages officiels, en fait des activités ambulantes, sont au cœur de la routine gouvernementale avec, au bout, de maigres résultats.

Bref, une clique dirigeante qui a tout sauf cette expertise qui s’appuie sur le bon sens, qui ne sait plus quelle mesure appliquer, ignore comment s’y prendre pour engager réformes, hésite à appliquer des mesures draconiennes pour changer les choses quitte à mécontenter certains, notamment l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) qui se veut maître du jeu en multipliant ses éternelles et énergiques mises en garde. Bref, la politique publique est tantôt adossée à des contraintes aussitôt enfreintes, tantôt sur des incitations jamais suivies d’effets.

Dans un monde globalisé, traversé par d’importantes transformations technologiques et industrielles, l’UGTT conserve l’irréductible nostalgie de la valeur absolue quant à la pérennité des entreprises publiques qui ont cessé d’être les piliers de la puissance de l’Etat. Elles sont déficitaires, mal gérées, souffrant de sureffectifs et ne cessent de vider les caisses de l’Etat. Rien que dans les compagnies de phosphate, de chemin de fer, des établissements scolaires, les jours de grèves cumulés se comptent aujourd’hui par milliers.

Le fossé entre les espoirs suscités par la libéralisation politique et la réalité immédiate ne cesse de s’élargir. Indépendamment de tout positionnement idéologique, les sentiments des Tunisiens, expression des difficultés des conditions de vie, n’arrêtent pas d’osciller entre le passé comme champ d’expériences vécues, et l’avenir comme horizon d’attentes non-abouties. C’est ce qui explique que chez de nombreuses strates de la population, le mode de gestion des affaires du pays les pousse de plus en plus au nihilisme et à la méfiance envers l’avenir.

Un président très occupé à donner ses instructions au Premier ministres. 

Quant à la présidence de la république, elle se réduit en réalité au clan Caïd Essebsi, une organisation politico-familiale plus soucieuse de l’avenir politique de l’héritier présomptif que des affaires du pays.

Certes, Béji Caïd Essebsi ne fait pas grand chose, mais il a la fatigue de quelques occupations, notamment celle qui consiste à recevoir régulièrement Youssef Chahed qui, chaque semaine, vient étaler son désarroi, son inquiétude et probablement toute son impuissance à enrayer le désordre et, plus inquiétant, prévenir la dissolution de la société. Une entrevue qui lui permet de repartir réchauffé et revigoré par les conseils de son parrain. Comme disent les bonnes vieilles femmes quand elles confectionnent un remède de leur façon, si cela ne fait pas de bien, cela ne peut pas faire de mal.

La menace d’une guerre civile miroitée par Ghannouchi

Si on ne craignait pas la redondance et le sempiternel retour aux mêmes «affaires» qui constituent notre misérable quotidien, on invoquerait plus longuement les cas suivants, et la liste est longue : un gouvernement à bout de souffle; le fiasco des partis politiques qui agonisent et s’entre-tuent ainsi que les interminables querelles de leurs dirigeants à l’attitude hautaine; la réclame tous azimuts de Nidaa Tounes pour assurer le recrutement des survivants de l’ancien régime; le pouvoir de nuisance des «bras cassés» de l’administration; le chômage; la dégradation de l’instruction publique; la menace d’une guerre civile miroitée par Rached Ghannouchi; le départ précipité du gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT); l’histoire abracadabrantesque des réseaux d’espionnage (on va espionner qui et quoi?); le retour de la Tunisie sur la liste noire des «paradis fiscaux» en dépit de l’intervention, apparemment sans effet prolongé, d’Emmanuel Macron.

Enfin, on peut toujours évoquer des sujets éculés, comme la cherté toujours croissante de tous les objets nécessaires à la vie; les nuisances, les déprédations et le l’insécurité croissante qui troublent partout le bien-être, la paix et la quiétude des habitants. Mais, tout nous porte à croire que cette pénible actualité est appelée à s’inscrire dans la durée.

Comme pour les Naufragés du Méduse, le grand personnage qui domine ce tragique bilan est le Destin. Tout se joue comme dans un mécanisme monté par une Puissance mauvaise. Les querelles d’autorité, les erreurs techniques, l’aveuglement, les mensonges, les combines, les rétropédalages, les dérobades devant les responsabilités, et pour finir, une espèce d’abdication morale alors que le pays dérive vers l’inconnu, toutes amarres coupées.

Pourtant, il suffit de peu pour éviter le sinistre : des compétences irréprochables, le souci de l’intérêt général, une vie politique ouverte aux pratiques plus éthiques, des décisions au bon moment, des mesures de précaution, etc.

Mais c’est déjà beaucoup pour les moyens (surtout humains) de la Tunisie.

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