Si la Tunisie doit signer en 2019 l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca) avec l’Union européenne (UE), ce sera en tant qu’Alecca, complété par la circulation humaine, pour n’être plus contraire à ses intérêts, telle la mouture actuellement en négociation.
Par Farhat Othman *
Un nouveau round de négociations est en cours entre la Tunisie et l’UE qui n’a cure des réticences tunisiennes sur le contenu néfaste d’Aleca. L’Europe entend profiter de ses subsides, dont la Tunisie a aujourd’hui le plus besoin, pour arracher la signature de l’accord dans sa mouture actuelle pourtant honnêtement inacceptable. Car Aleca est un accord léonin, contraire aux intérêts de la Tunisie. Et l’UE, qui le sait bien, doit arrêter de vouloir l’imposer en se servant de sa charité qui, au vrai, sert en premier ses intérêts en Tunisie, avant-poste de la paix en Méditerranée et en Europe. Ce qui doit avoir un prix qui est l’ouverture sécurisée des frontières dans le cadre d’un espace méditerranéen de démocratie devant déboucher sur l’intégration de la Tunisie à l’UE et commençant par la libre circulation humaine.
Youssef Chahed avec Jean-Claude Juncker cette semaine au Conseil de l’Europe.
Non à Aleca !
Contre le sens de l’histoire et une saine gestion des rapports internationaux jamais aussi déséquilibrés et injustes, l’UE considère Aleca comme un instrument clé de sa politique en Méditerranée pourtant obsolète. Elle a beau user de sigles nouveaux et pompeux, trompeurs comme d’habitude, elle veut ériger en simple voisinage (PEV) sa présence structurelle, et même territoriale, au sud de la Méditerranée où elle est omniprésente et entend le rester et y défendre ses intérêts vaille que vaille. On l’a vu avec la Libye dévastée pour la sauvegarde d’intérêts stratégiques. Veut-on que la Tunisie connaisse le même sort? Qui donc ignore que les affairistes, dirigeant un monde devenu matérialiste jusqu’à la cruauté, adorent les temps de guerre ? Le bon sens populaire dit bien qu’on divise et dévaste pour mieux régner !
Après la Méditerranée, aujourd’hui un charnier, on veut faire de la Tunisie un souk où les capitalistes européens vendent et achètent tout, y compris la dignité du Tunisien. Or, ce dernier a fait sa révolution mentale et il entend la réclamer de ses partenaires s’ils ne veulent pas être de simples impérialistes néocoloniaux.
Malgré son épithète trompeuse, l’accord Aleca n’a rien de valide ni intéressant pour la Tunisie. Il feint d’ignorer sa dépendance informelle de l’Europe et que c’est bien elle qui profite de ce petit pays paisible, ouvert sur son environnement. Car, malgré les fausses apparences, l’Occident y a ses intérêts stratégiques et y tient à bon droit.
Toutefois, au lieu d’agir pour la stabilité de la Tunisie, y encourageant sérieusement la réforme pour l’État de vrai droit et non une sous-démocratie de simili-droit, on ne se soucie que des intérêts mercantiles européens, de privilèges et immunités d’antique mémoire mettant désormais en péril la paix en Tunisie et en Méditerranée. On en a beau parler, on n’y travaille point, agissant même objectivement à la saboter.
En effet, la paix suppose l’intégration en un espace de libre circulation, base de tout développement. On l’a même vu en Europe avec Schengen; alors pourquoi cette politique de deux poids deux mesures ? C’est bien, pourtant, ce qui devrait se faire avec une Tunisie en cours de réussir sa transition démocratique.
Or, en excluant la perspective de l’adhésion, fatale pourtant, n’envisageant même pas la libre circulation humaine, Aleca ne cherche pas moins à imposer l’intégration des normes européennes à la Tunisie, exigeant des réformes institutionnelles et réglementaires dans le cadre d’une libéralisation à outrance des secteurs d’activité stratégiques pour l’Europe de l’agriculture et des services. Comment y arriver raisonnablement sans libre circulation humaine?
De plus, le secteur agricole en Tunisie est sinistré, ne pouvant supporter une ouverture avant de se moderniser et protéger, dans l’immédiat, ses filières les plus fragiles. Car la plupart de ses branches seront affectées par Aleca: céréales, filière laitière, viandes, arboriculture hors oléiculture, cultures maraîchères, etc. Tout cela alors que les produits européens restent soutenus et compensés par les autorités européennes.
Accord incomplet et superficiel pour la Tunisie
Ce que propose donc Aleca n’est qu’une monnaie de singe, une illusoire perspective de participation au marché intérieur européen dans les conditions actuelles de fermeture des frontières; cela relève même de l’escroquerie caractérisée. Aussi, la Tunisie ne peut que le refuser en l’état. C’est le devoir patriotique de ses responsables; sauf à risquer, à dessein ou inconsciemment, de desservir les intérêts bien compris de leur peuple.
Youssef Chahed cette semaine, à Bruxelles, avec Federica Mogherini, la cheffe de la diplomatie européenne.
Le gouvernement tunisien ne doit pas céder aux objurgations de l’UE qui fait tout, comme on l’a vu lors de la récente visite à Bruxelles du chef du gouvernement, pour imposer l’accord incomplet et superficiel qu’est Aleca, étant encore plus aveugle à ses propres intérêts sur le long terme qu’à ceux, immédiats, de la Tunisie. Que serait notre pays sans sa dimension méditerranéenne et européenne ? Faut-il ne pas abuser de cette géostratégie ! Avec la complicité de certaines de nos autorités, il est vrai, on continue pourtant, du côté européen, à vouloir profiter d’une position dominante afin d’imposer un accord non seulement imparfait juridiquement étant injuste, mais aussi immoral, se souciant du libre échange des marchandises et de services en faisant fi de ce qui doit être au coeur de tout vrai libre échange : l’humain.
C’est à n’y rien comprendre s’agissant de la saine raison en Occident qui aurait oublié du coup son Hegel assimilant déjà le Maghreb à l’Europe ! En plus, la devise du libéralisme n’est-elle pas de laissez faire, laissez passer, non seulement les marchandises, mais d’abord et surtout leurs créateurs ? Et comment les Européens ont-ils pu commercer librement dans le monde, finir par imposer leur modèle économique, s’ils avaient été soumis à visa?
Il faut arrêter de faire de la fermeture des frontières une réalité de tout temps, puisqu’elles n’existaient pas au moment de l’essor de l’Occident. On s’invitait même chez les gens pour se servir et abuser de leurs richesses. Ce qu’on continue à faire en voulant transformer les anciennes colonies et protectorats en marchés pour l’économie occidentale, une sorte de réserves pour une prospérité s’arrêtant à ses frontières. C’est bien ce qu’entend faire Aleca, un accord léonin qui, dans sa mouture actuelle, est au profit unilatéral de l’Europe. Il ignore royalement les défis économiques, politiques et sociaux auxquels est confrontée la Tunisie?
Il est temps de penser à l’enterrement l’antiquité barbare du visa; le visa de circulation y aidera. Que l’UE cesse donc de vouloir croire pouvoir toujours acheter le monde avec ses moyens financiers ! On l’a encore vu à Bruxelles. Elle promet d’aider la Tunisie jusqu’en 2020 avec une enveloppe de 3000 millions pour subvenir à ses besoins pressants. Il est vrai, l’UE aide bien la Tunisie; mais on sait que ce n’est pas pour ses beaux yeux puisqu’on ne prêt qu’aux riches; et la Tunisie est riche des privilèges qu’y trouve l’UE. Elle en redemande éhontément pour ses dix milliards d’euros consentis depuis 2011 et qu’on ne présente qu’en aide, alors que ce n’est, au pis, qu’une avance sur des affaires et investissements assurés et renouvelés, des rentrées de gains et de profits sans limites.
D’ailleurs, on a bien entendu le président de la Commission européenne, lors de cette récente visite à Bruxelles du chef du gouvernement tunisien, Youssef Chahed, sommant quasiment la Tunisie d’accélérer la mise en œuvre du programme des réformes pour stabiliser son économie et créer les conditions d’une croissance durable.
On se garde bien de dire que cela ne se fera pas au profit du peuple tunisien, pauvre dans sa majorité écrasante, mais d’une minorité dans le pays, et surtout au service des intérêts européens. C’est qu’on est bien clair, et l’Europe ose bien le dire, par contre, sans vergogne : certaines mesures risquent d’être impopulaires; mais elles seraient nécessaires pour booster l’économie afin de mieux coucher la Tunisie dans le lit de Procuste de l’Europe libérale.
Lors de cette même visite, on a bien annoncé un accord permettant l’exportation d’un quota supplémentaire en huile d’olive (30.000 tonnes) vers l’Europe; que représente donc cela devant ce qu’on peut faire et qu’on ne fait pas de véritablement utile pour le pays, socialement et politiquement aussi? On est bien en face de rapports inégaux, faux et malhonnêtes, et Aleca ajoute à la tromperie sur la nature de ces rapports. Avec cet accord de la honte, la Tunisie n’est pas seulement face à un marché de dupes; elle risque une grave démission envers ses responsabilités historiques.
On le voit bien avec l’Open Sky que conteste avec raison Tunisair puisqu’il la fragilise encore plus, ne compensant pas encore la perte pour la compagnie nationale de son principal marché actuel en boostant, pour le moins, les voyages de part et d’autre, avec la fatale levée des restrictions actuelles au visa désormais inacceptable dans sa forme habituelle.
Alecca, un vrai accord complet et approfondi
Pour ne pas opposer une fin de non-recevoir à cet Aleca immoral, injuste et léonin, la Tunisie est dans l’obligation, et en droit aussi, d’exiger qu’il soit débaptisé en Alecca en y intégrant la circulation humaine sous visa biométrique de circulation. C’est une étape majeure et incontournable pour des rapports moins déséquilibrés en Méditerranée, et surtout respectueux de la souveraineté nationale, aujourd’hui bafouée par la concession illégale et sans contrepartie sérieuse de levée des empreintes digitales de ses ressortissants. Il l’est surtout eu égard aux réquisits sécuritaires.
Outre de reconnaître à ces derniers leur droit, fruit de leur révolution, à circuler librement dans un cadre rationalisé (le visa actuel devant être délivré gratuitement à tout demandeur de nationalité tunisienne pour un an avec entrées et sorties multiples), une telle mesure rendra l’accord supportable dans ses autres dimensions, la libre circulation humaine étant de nature à booster l’économie, encourager les projets entre les deux rives pour les nationaux tunisiens installés en Tunisie ou en Europe.
Muant en Alecca, l’accord sera ainsi bien moins léonin, initiant la révolution mentale fatale en Europe en ces temps de crise généralisée dont l’une des causes réside dans le cloisonnement des humains dans des réserves en un Sud appauvri par un Nord ne se souciant que de préserver les acquis de son pillage méthodique passé par une fermeture des frontières. Or, cette dernière est devenue criminogène et source de drames. Ce que l’Europe, vivant au rythme d’un monde fini, ne veut pas considérer et comprendre qu’elle ne peut plus continuer à vivre sur les privilèges du désordre mondial issu des siècles derniers.
Une révolution mentale s’impose à l’Europe si elle veut renouer avec son passé glorieux; elle est la seule en mesure de lever les blocages colonialistes qui transforment sa politique méditerranéenne en simple prolongement de son colonialisme passé, un nouvel impérialisme.
En cela, il ne lui servira à rien de se suffire de la complicité des autorités du Sud à se refuser à la libre circulation, car elles sont déconnectées des réalités populaires et de leurs revendications que résument leur l’exigence du libre mouvement. On est en l’âge postmoderne des foules.
Que l’Europe y pense, se rappelant sa devise qui invite à la solidarité dans la variété et donc malgré ou avec les différences ! Ainsi se refondra-t-elle grâce à la Tunisie où l’histoire se déroule pour le meilleur ou le pire de la Méditerranée. Avec Alecca, on s’y activera pour le meilleur; il serait dommage de ne pas le faire ! Ainsi, ne restant plus fermée aux Tunisiens comme avec Aleca, l’Europe aidera les Tunisiens, libres de bouger, à prospecter à leur guise ses contrées, y vendre leurs services, y exercer leurs talents; en un mot, faire montre de ce génie bien tunisien d’innover quand la libre initiative est garantie. Ce sera bien alors l’épiphanie de l’exception Tunisie qui est réelle, juste maintenue sous le boisseau des intérêts égoïstes des matérialistes d’Occident et d’Orient.
* Ancien diplomate et écrivain.
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