En Tunisie, le combat pour les libertés individuelles et l’égalité entre les sexes, remis à l’ordre du jour par le rapport de la Colibe, ne fait que commencer. Il sera âpre et passionné, mais c’est quand la passion laissera la place à la réflexion que des progrès notables seront accomplis.
Par Jean-Pierre Ryf *
Lorsque le président Beji Caïd Essebsi a demandé à la Commission sur les libertés individuelle et l’égalité (Colibe) de réfléchir et de faire des propositions, notamment sur l’égalité homme-femme dans l’héritage, avait-il en tête de mettre les Tunisiens face à un choix crucial de société et je dirai de civilisation?
Pensait-il qu’il allait, ce faisant, mettre tout le monde, les partis politiques, la société civile, chaque Tunisien face à sa conscience et face à un choix déterminant?
Cet homme est trop fin et il a trop d’expérience pour qu’il n’ait pas compris l’importance du mécanisme qu’il mettait en marche.
Faux progressistes et conservateurs de tous poils
On peut dire que la suite de ce rapport va avoir pour mérite de clarifier les choses et de séparer d’un côté ceux qui sont réellement progressistes (en dehors des mots) et les rétrogrades, les conservateurs de tous poils.
Il va mettre tous les partis face à leur responsabilité historique car il ne s’agit ni plus ni moins que de continuer sur la voie qu’avait ouverte avec détermination et courage le président Habib Bourguiba; où de revenir en arrière avec les islamistes en montrant alors que la Tunisie a bien été conquise par les idées arriérées de ces gens-là.
Les conservateurs (pas seulement islamistes politiques) ont commencé leur campagne de contestation, quelquefois avec violence en proférant des insultes et des menaces, notamment, contre la présidente de la Commission des libertés et de l’égalité (Colibe), Bochra Belhaj Hmida. Elle a reçu aussitôt l’appui de beaucoup de Tunisiens car tous ont été choqués qu’au lieu de raisonner, les attaquants se sont souvent bornés à l’insulte. Et pour mieux la stigmatiser, ils ont osé lui imputer ce dont on ne trouve nulle trace dans son rapport : «La criminalisation de la circoncision!».
Il y a, d’ailleurs, des positions opposées même chez les religieux et c’est ainsi que l’on a vu des prises de position à l’opposé des théologiens de la mosquée Zitouna et du syndicat des imams !
On a aussi observé avec regret, comme l’a fait la présidente Belhaj Hmida, un silence éloquent des partis qui se disent démocrates, partisans de la liberté et progressistes mais qui, soit par manque de conviction soit par tactique pour ne pas heurter (cette absence de courage politique qui a caractérisé depuis le début la classe politique tunisienne à la traîne de la société civile) se murent dans un silence prudent mais qui les discrédite.
Qu’il y ait des discussions passionnées, c’est normal et il fallait s’y attendre. Ces discussions rappellent celles qui ont aussi existé en France lorsque le Pacs a été débattu, puis le mariage pour tous. On se souvient de la violence de ces débats qui ont d’ailleurs montré que les Français étaient assez en retard comparé aux citoyens d’autres pays, comme l’Espagne et le Portugal, pourtant de tradition très catholique où ces réformes sont passées dans le calme et en quelques semaines de débats !
L’anathème et la passion ne feront pas bouger les lignes
Que faut-il faire face à ces débats ? Une chose est certaine c’est que l’anathème, la passion n’apporteront rien et ne feront pas bouger les lignes. Il faut d’abord et encore et toujours de la pédagogie, de l’analyse, du raisonnement. Cela ne fera pas bouger les plus ancrés dans des convictions religieuses mais cela fera réfléchir les autres, tous ceux qui veulent faire un effort de compréhension et qui se rendent compte que certaines positions déshonorent leur pays.
Il faut citer, ici, un article très intéressant paru dans le Huffington Post qui fait l’analyse de la question de l’homosexualité
Et qui montre les diverses attitudes possibles depuis le refus jusqu’à l’acceptation, depuis la volonté de silence sur la question jusqu’à la thèse de la visibilité.
Dans cet article, la position du parti Ennahdha est de dire que l’on ne peut aller voir ce qui se passe dans l’intimité des gens mais qu’il faut interdire d’en parler. C’est déjà un progrès par rapport à une condamnation totale et il a la volonté de maintenir les lois liberticides actuelles mais c’est aussi une position complétement hypocrite.
C’est Tartuffe : «Cachez ce sein que je ne saurai voir !» Ce parti veut ratisser large, ne mécontenter personne et il ne dit donc pas sa véritable pensée, croyant tromper son monde.
Car cette position ne fait pas avancer une véritable analyse de l’homosexualité. D’autres estiment, au contraire, qu’il faut en parler et faire des éclats. Ils ont raison car toutes les causes qui ont avancé, l’on fait à cause de militants qui bougeaient et heurtaient les mentalités arriérées.
Revoyez l’évolution de la cause des femmes dans l’histoire avec les suffragettes, les manifestations pour l’obtention du droit de voter, etc…
Regardez l’évolution de la cause des noirs aux Etats Unis avec les manifestations qui virent des fois à l’émeute.
Regardez, enfin, l’évolution de la situation des gays aux Etats-Unis et en Europe qui n’a bougé que par des actions voyantes et qui heurtaient la sensibilité de certains mais qui amenaient aussi à réfléchir.
En ce qui concerne la peine de mort qui est aussi évoquée dans ce rapport, c’est une question qui, elle aussi, a été passionnément débattue et il a fallu, en France, des siècles de combat pour arriver a sa suppression. Que cette question soit l’occasion pour ceux qui veulent réfléchir de lire les écrits majeurs de Victor Hugo, Albert Camus et Robert Badinter.
En Tunisie le combat commence. Il sera, n’en doutons pas, âpre mais il aura le mérite de faire réfléchir chacun et quand la passion cédera la place à la réflexion, je suis persuadé que des progrès notables seront accomplis.
* Avocat honoraire, ancien bâtonnier et écrivain.
Article du même auteur dans Kapitalis :
La Tunisie doit faire évoluer ses lois sur la question de l’homosexualité
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