En attendant le passage à l’autre vie, Ennahdha garantira à ses électeurs, pour commencer, le paradis sur terre. Ainsi, des slogans à consonance politique tels que «l’État islamique», «L’islam est la solution», «La charia est notre Constitution», deviennent-ils des vérités indiscutables et se muent en dogmes religieux.
Par Yassine Essid
Tout le monde veut aller au paradis mais personne ne veut mourir ! Nous pouvons être privés de tout, mais nous continuons pourtant à tenir à la vie. Quoique la crainte de la mort, l’idée la plus cruelle et la plus effroyable, soit naturelle à tous les hommes, riches ou démunis, la perspective du paradis leur rend cette fatalité plus supportable et leur donne le courage de supporter les vicissitudes de la vie avec plus de patience.
Le bonheur éternel dans le royaume des cieux
Un pasteur aurait été arrêté le 28 juin au Zimbabwe pour avoir fait payer certains de ses fidèles près de 500 dollars le ticket «en or pur» pour une entrée assurée au Saint Jardin.
La conduite du révérend est moralement intolérable, outrageante à l’égard de la religion et condamnable eu égard au respect de la loi des hommes. Ici, seul l’ecclésiaste-arnaqueur est socialement et juridiquement mis en cause. En revanche, ses ouailles, dont il a la charge, ne sont que d’innocentes victimes grossièrement trompées et dupées de leur bonne foi (c’est le cas de le dire).
Cela étant, et aussi invraisemblable qu’elle paraît, cette astuce dépasse le cadre banal d’un délit d’escroquerie, mais touche à la problématique des relations entre les conceptions du monde et les structures d’organisation et de mobilisation des sociétés.
À y regarder de près, cette grosse combine établit une analogie fondamentale entre l’instigateur zimbabwéen de cet habile stratagème et l’exploitation par les partis politiques de la vulnérabilité sociale et spirituelle de gens. Les uns promettent ici-bas : liberté, justice, croissance, emploi, et pleine satisfaction des besoins, ce qui ne les engage en rien. Les autres, se réclamant de l’islam, déclarent que l’instauration d’un Etat régi par la charia leur garantira le bonheur éternel dans le royaume des cieux.
Ainsi, sous l’apparence du religieux et des rituels qui lui sont liés, s’impose, dans la conception islamiste de la vie en société, une sacralisation de la conduite humaine basée sur les principes du licite et de l’illicite. Sauf qu’une fois au pouvoir, ces mouvements découvrent que l’Etat islamique, pour exister, se développer, ou s’affaiblir et disparaître, est tributaire pour l’essentiel de bien des facteurs : conditions socioéconomiques, climat politique et l’héritage culturel par lequel le passé se transmet dans le présent.
L’islam populaire tunisien, dans sa touchante naïveté, a mis en place un imaginaire du cosmos auquel le paradis et l’enfer restaient étroitement liés. Chacun avait son idée. Le Paradis est la récompense du serviteur de Dieu. Quant à l’Enfer il n’est pas éternel pour les musulmans, mais seulement pour ceux qui refusent de croire en Dieu.
Le jour de la Résurrection, une fois le jugement rendu, les hommes passent tous sur le pont installé sur les abîmes de la Géhenne, le sirât, plus fin qu’un cheveu et plus tranchant qu’un sabre. Sa traversée à la vitesse de l’éclair assurera aux bienheureux l’accès au Paradis. Dans ses jardins, partout, glissant sous l’ombre épaisse des grands arbres, coulent des ruisseaux d’eau délicieuse, de lait et de miel. Les croyants, installés dans des tentes magnifiques, habillés d’étoffes précieuses, parés de bijoux rares, mangeront des viandes d’oiseaux exquises et des fruits délicieux, boiront le vin inoffensif que leur verseront de beaux esclaves, éternellement jeunes. Autant de promesses d’une vie éternelle et éternellement renouvelée, où il n’y aurait ni vieillesse, ni mort, où hommes et femmes seraient toujours jeunes et beaux.
De la rêverie du bonheur céleste aux fantasmes de la violence jihadiste
En attendant le passage à l’autre vie, Ennahdha leur garantira, pour commencer, le paradis sur terre. Ainsi, des slogans à consonance politique tels que «l’État islamique», «L’islam est la solution», «La charia est notre Constitution», deviennent-ils des vérités indiscutables et se muent en dogmes religieux. C’est ainsi que la purification du corps social, conçue par les gardiens du Temple, condamnera et éliminera toute personne ne s’inscrivant pas dans cette orthodoxie.
Les affaires de la Cité, soumises à la souveraineté de la toute puissance de l’Etat islamique, préludera à l’espace du sacré par excellence auquel aspire tout croyant : un paradis de désirs assouvis, de parfums volatiles, de plaisirs satisfaits où tout s’offre sans trêve; un univers de réplétion et de satiété contrairement aux damnés de l’enfer qui connaîtront les pires privations. Une rêverie façonnée à toute outrance par les propos exégétiques des centaines de prêcheurs-vedettes de la foi qui croient lire dans nos âmes et qui, faute de pouvoir assurer le bonheur des hommes sur la terre, se sont tournés vers l’espoir irrationnel du bonheur dans l’au-delà. Ils édictent alors une conception eschatologique abondamment parsemée d’illusions aliénantes qui avait fini par nourrir jusqu’à ce jour les fantasmes de la violence jihadiste.
Or qu’avaient entrepris les islamistes d’Ennahdha depuis la reconnaissance constitutionnelle de leur mouvement ? Moins que rien. Investissant leurs discours par la même espérance, promettant à toutes et à tous le paradis. Et quoi de mieux que l’habit de la vertu pour faire passer leur message? Il leur suffisait d’afficher en toutes circonstances bonne morale, paraître surtout comme des musulmans irréprochables et, sous le voile de la foi, entreprendre des actions de bienfaisance tous azimuts pour mieux leurrer le public.
En bonimenteurs chevronnés, il leur fallait être suffisamment convaincants pour que ceux qui les écoutent soient enfin rassurés sur leur sort, leur cèdent les précieuses voix déposant ainsi leur avenir entre leurs mains.
Les islamistes au pouvoir : le ciel n’est jamais loin
Pendant les campagnes électorales les Nahdhaouis n’ont-ils pas fait de l’adhésion à la Loi du prophète, qu’ils prétendent incarner, la ligne de démarcation qui les sépare des Nidaistes mécréants et autres partis laïcs?
L’islam, une religion indépendante de toute structure hiérarchique ecclésiale (du moins chez les sunnites), qui appelle à la vie sous la conduite de la raison, impose dans son essence, le libre esprit et le libre examen, invite tout bon musulman censé être seul comptable de ses actes devant Dieu, à la fois sur le plan moral que cultuel, de mettre en pratique cinq obligations : la confession de foi, les cinq prières quotidiennes rituelles et le jeûne du ramadan faits avec ponctualité mais sans ostentation, l’aumône légal, et le pèlerinage à la Mecque pour s’absoudre d’un reliquat de petits péchés pour solde de tout compte.
Personne ne se reconnaissait le droit d’imposer ou de dispenser quelqu’un de leur observance. En dehors du jeûne légal, les hommes pieux pratiquaient facilement des abstinences et des jeûnes surérogatoires pour mieux exprimer leur abandon à Dieu. Si l’abstinence du porc est totale, celle du vin n’était pas absolue. Le Coran contient une série de textes qui vont d’une franche approbation jusqu’à la plus tranchante condamnation.
Bref, il y avait là réunies les conditions d’une société sécularisée, tranquille, volontiers libre-penseuse n’eût été l’aveuglement d’un despote trop rassuré sur la pérennité de son régime et dont la chute avait permis l’arrivée des islamistes au pouvoir.
Il y a également la charia, qui traduit la fidélité aux principes généraux qu’il a fallu tirer des versets traitant de problèmes juridiques dans le Coran mais qui s’appliquent à des situations concrètes qui remontent à un autre lieu et une autre époque, nécessitant par conséquent un effort d’interprétation qui fait de moins en moins appel à la raison, suscite de nombreux commentaires auxquels on cherche à donner force de loi, qui sont aussi trompeurs que hasardeux et constituent un terreau favorable à la prolifération de nouvelles formes de religiosités débitées par des charlatans qui vendent à grands cris leurs boniments de conteurs de foires à l’adresse d’un public de plus en plus crédule.
En venant à l’appui de l’intégrisme, ils arrangeaient alors d’autant les affaires des islamistes au pouvoir qui prétendaient mobiliser ainsi les esprits et les corps, supprimer les virtualités oppressives du pouvoir politique et réaliser leur société idéale.
Cet islam politique, qui se manifestait à travers les rouages d’un État démocratique, s’était aussitôt trouvé tiraillé par trop d’éléments contraires, ballotté entre : assister impuissant à la mise en place d’un régime de liberté, modernisateur et résolument laïc, ou donner espoir aux partisans d’une participation politique élargie tout en faisant jouer à l’islam un rôle majeur dans la prise de conscience politique des Tunisiens.
De même qu’il suffirait de collaborer avec un pouvoir politique non-islamiste, ce qui est encore le cas, tout en encourageant en sous-main des groupes radicaux en vue de l’instauration éventuelle d’un pouvoir islamique fort et d’une justice coercitive contre tout individu ne respectant pas la loi islamique.
L’arrivée d’Ennahdha au pouvoir à la tête d’une troïka, fut l’occasion de mettre en pratique sa doctrine. D’abord l’instauration d’une culture de l’interdit, car ce qui est tenu pour des paroles d’apparence inoffensive, à la limite de stupéfiantes élucubrations, constituait la pitance quotidienne des ignares au sein du parti et du gouvernement pour qui tout était idolâtrie et qui, à petites doses, avait nourrit la fantasmagorie meurtrière des fanatiques, finissant par servir de ressort à leurs pires ignominies.
Pour les islamistes, l’avenir est une éternité
Une autre pratique, bien que ne relevant point des obligations rituelles, a été remise en vigueur, dans la mesure où elle constitua le trait marquant de l’époque des conquêtes musulmanes: le principe du butin. Dans la mesure où on n’était plus à l’époque des razzias pour se contenter de chevaux ou de chameaux, le mécanisme prédateur des islamistes s’était concentré dans l’usage, sans limite ni contrôle, des ressources publiques à des fins privées.
Ainsi, bien que la corruption, les prélèvements indus et l’usage patrimonial de l’Etat considéré comme une propriété privée par les clans dirigeants avaient théoriquement disparu, suite à l’institution d’un gouvernement démocratique, certains atavismes n’ont pourtant pas manqué de manifester çà et là leur irréfragable résurgence.
Sous le régime de la Troïka, Ennahdha, qui avait échoué sur tous les tableaux, a eu du mal à s’adapter aux circonstances sans renoncer à la violence, raréfiant les actes de tolérance et d’universalisme tout en profitant indûment de son pouvoir.
Depuis 2014, bien que nullement évincés du pouvoir grâce au consensus avec Béji Caïd Essebsi, les droits réels des islamistes s’étaient retrouvés délimités, leurs hostilités prévenues, leurs discours se faisant plus complaisants, les déclarations plus contenues ne laissant prévoir aucun grand dessein.
Les islamistes se gardent bien de se montrer pressés de se projeter prématurément dans le futur, leur soumission au dogme est moins radicalisée, leurs adversaires acharnés d’hier éprouvent moins de rancœur, mais la secte est toujours puissante et le maître, qui a délaissé les bravades médiatiques, est plus que jamais assuré, comme on l’est d’une vérité générale et incontestable, qu’Ennahdha réussira bientôt à récupérer le bail accordé puis retiré.
Au vue du délabrement de toute l’opposition, le vénérable Cheikh peut entrevoir tranquillement l’avenir comme une éternité transcendant à la fois la souveraineté du peuple, la diversité des courants d’opinions, leurs représentants ainsi que les partis politiques et ne manquera pas, le moment venu, d’intercéder auprès du Ciel pour que ceux qui avaient cru en lui, puissent rejoindre le paradis.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Donnez votre avis