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Tunisie : L’INS n’est pas seul responsable des statistiques non-crédibles

On accuse souvent les cadres de l’Institut national de la statistique (INS) de maquiller les chiffres, ce qu’ils ont d’ailleurs fait pendant des décennies, mais ils se défendent : l’Institut est prisonnier d’un statut qui limite son autonomie vis-à-vis du gouvernement. Une réforme s’impose…

Par Khémaies Krimi

Diabolisés, des décennies durant, par les chercheurs, les médias et l’opinion publique pour la publication de chiffres ne correspondant guère à la réalité, les cadres de l’INS ont été, enfin, autorisés à communiquer sur leurs activités et à s’expliquer devant les médias, sur les griefs qui leur sont reprochés.

Ils ont été bien inspirés d’avoir mis à profit la célébration, le 16 novembre 2018, de la Journée africaine de la statistique pour communiquer et organiser, à Tunis, en partenariat avec la Cité des Sciences, une grande campagne de sensibilisation autour du thème : «Des statistiques officielles de haute qualité incluant la transparence, la bonne gouvernance et le développement complet».

En marge de cette campagne, les cadres de l’INS, conduits par leur directeur général Hédi Saïdi, ont initié une conférence-débat avec les journalistes sur la problématique des méthodologies suivies par l’INS pour déterminer trois indicateurs majeurs : l’inflation, l’emploi, et le commerce extérieur.

Pour mémoire, la Tunisie, qui jouit d’une longue expérience en matière de statistiques , puisque la création de l’INS remonte à 1969, a été régulièrement et sévèrement critiquée pour la mauvaise qualité de ses statistiques, voire pour leur non-crédibilité.

Un pays quadrillé, des indicateurs maquillés…

Dans son essai ‘‘La force de l’obéissance, économie politique de la répression en Tunisie’’, la chercheuse française Béatrice Hibou a résumé les carences dont souffre la production des données, au temps de Ben Ali, par cette belle formule : «Quadrillage, verrouillage et maquillage».

Il s’agissait pour Ben Ali de quadriller le pays et sa population à travers des instruments de contrôle et de répression (police, administration, parti unique), de verrouiller la presse et toute expression politique et de maquiller les chiffres, les données, les situations en construisant constamment une image positive du pays et des gouvernants.

Malheureusement, après le soulèvement du 14 janvier 2011, cette instrumentalisation de l’INS et partant de la production de données s’est poursuivie de plus belle. C’est, en tout cas, la perception qu’ont beaucoup de Tunisiens et même certains chercheurs et experts économiques.

C’est au niveau du calcul de certains indicateurs stratégiques que l’Institut a été particulièrement défaillant. Ainsi, pour calculer le taux de pauvreté dans le pays, l’INS a utilisé une méthodologie monétaire en vertu de laquelle est pauvre en Tunisie celui qui dispose de 2 à 3 dollars par jour, une communauté qui ne représente que 4% de la population tunisienne. Par contre, s’il avait utilisé la méthodologie du Programme des nations unies pour le développement (PNUD) considérant comme pauvre celui qui n’accède pas à certains services vitaux tels que l’éducation, la santé, les prestations administratives, le taux de pauvreté en Tunisie avoisinerait les 20% et même 30% d’après certaines sources indépendantes.

Autre indicateur dont le calcul a été maquillé, celui du nombre d’analphabètes, l’INS cite le chiffre de 2 millions de tunisiens qui n’ont jamais été à l’école mais écarte de cette population la communauté des illettrés, des personnes incultes qui ne savent ni écrire ni lire, des Tunisiens qui ont, le plus souvent, interrompu leur scolarité particulièrement au niveau primaire. Le nombre des abandons scolaires est estimé chaque année à 100.000. Si on fait le calcul à partir de l’année 1990, ils seraient, aujourd’hui, aux alentours de 3 millions. Et la Tunisie compterait aujourd’hui plus de 5 millions d’analphabètes et d’illettrés… sans aucune valeur ajoutée.

Le calcul de l’inflation est également pointé du doigt par les utilisateurs des données statistiques. Ils considèrent que ce taux, estimé actuellement et officiellement à 7,4% (8,1% selon le FMI), serait en fait de l’ordre de 14 à 15% en moyenne tous produits confondus (subventionnés, administrés, libéralisés, de luxe…). Cet écart est du au fait que le panier pris en compte par l’INS pour le calcul de l’indice de prix ne prend pas en compte les nouveaux produits de consommation (internet, loisirs…).

Concernant l’emploi, les carences ont été révélées après le soulèvement du 14 janvier 2011. Avant cette date il n’y avait pas de statistiques sur le nombre de chômeurs ni dans les délégations ni dans les gouvernorats du pays. Par ailleurs, la méthodologie utilisée laisse à désirer en ce sens où, à titre indicatif, en vertu de celle utilisée par l’INS, est considérée sans emploi la personne sondée à l’heure où elle est interrogée par l’enquêteur de l’INS.

Et pour ne rien oublier, les statistiques du commerce extérieur sont également maquillées. Ainsi le déficit courant ne serait pas de l’ordre de 14 milliards de dinars comme le prétend l’INS mais bien plus (au-delà de 20 milliards de dinars selon certains sources). L’Institut aurait pris la malheureuse habitude d’inscrire les exportations des entreprises opérant sous le régime de l’off-shore au chapitre des exportations locales alors qu’elles n’ont aucun impact sur le budget de l’Etat. Car, conformément aux accords établis dans ce domaine, les sociétés étrangères implantées dans le pays ne rapatrient pas en Tunisie les recettes de leurs ventes à l’étranger.

Les Tunisiens ont découvert ce scandale lors de leur classement, en décembre 2017, dans la liste des paradis fiscaux en raison entre autres des avantages fiscaux et financiers accordés généreusement aux entreprises étrangères établies en Tunisie et, indirectement, aux maisons mères implantées dans les pays d’origine.

On peut aussi parler, à ce propos, des recettes du tourisme que certains tours opérateurs et hôteliers ont la fâcheuse tendance à ne pas rapatrier dans le pays. L’INS n’en parle pas dans ses statistiques. Tout le monde se rappelle le coup de gueule de l’ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) Chedly Ayari quant il avait interpellé les députés en leur demandant assez maladroitement du reste: «Où sont les recettes du tourisme ?» («Ouini flouss tourisme ?»), alors qu’il était le mieux placé pour le savoir.

Les fournisseurs de données seraient les maquilleurs de chiffres

Face à toutes ces récriminations, les cadres de l’INS se sont bien défendus. Pour eux, la non-fiabilité des données ne relève pas de leur responsabilité mais des fournisseurs de ces données, et particulièrement, les ministères du Commerce et des Finances, la douane, la Banque centrale…

Selon eux, s’il y a maquillage, c’est en amont qu’il a été décidé.

Concernant la méthodologie, ils estiment que celles utilisées par l’INS sont conformes aux normes internationales et que même leur choix est déterminé par le commanditaire, en l’occurrence le gouvernement. C’est ce dernier qui choisit la méthodologie et les conclusions des enquêtes qui jouent à son avantage.

Au niveau des ressources humaines, ils ont déploré l’absence de recrutement de cadres et d’ingénieurs statisticiens depuis 2010, le non-remplacement des départs de statisticiens de qualité qui ont migré vers d’autres pays plus rémunérateurs et plus accueillants, et l’inexistence de stratégies de formation et de formation continue. À ce propos, ils ont rappelé que les quelques sessions de formation ayant eu lieu n’ont été possibles que grâce aux agences spécialisées étrangères. Et déploré l’absence de coordination et de communication entre les structures officielles en charge de la production de données statistiques, sous le prétexte du secret administratif.

Résultat : plusieurs indicateurs et informations d’une extrême importance ne sont pas communiqués à l’INS. Même avec l’intervention du Conseil national de la statistique, notent-ils, pour coordonner les travaux, la coopération inter-administrations n’est pas effective.

Pour une indépendance totale de l’INS

Les experts de l’INS estiment, par ailleurs, que la loi 1999 qui régit l’activité statistique ne garantit pas ni l’indépendance professionnelle de l’Institut, ni son autonomie en matière de gouvernance. Son directeur général est nommé par le gouvernement et obéit, par conséquent, à ses directives.

Sur la base de l’ensemble de toutes ces justifications, les cadres de l’INS réclament la révision du statut de l’organisme public en vue de garantir à sa gouvernance l’indépendance requise et à ses statistiques, la transparence et la crédibilité souhaitées.

L’enjeu de cette indépendance est de taille lorsqu’on sait qu’il y va de la crédibilité de la Tunisie, qui abrite, depuis fin octobre 2018, le siège de l’Institut africain des statistiques (IAS), première institution spécialisée de l’Union africaine. Cette structure a été investie de la délicate mission stratégique de collecter les données statistiques dédiées à la mise au point de stratégies de développement dans le continent.

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