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Témoignage : À la rencontre des enfants du camp de Regueb

L’auteure, médecin de son état et activiste des droits humains, a rendu visite aux 42 enfants retirés du centre coranique de Regueb (Sidi Bouzid) et placés dans un centre spécifique, à Hammam-Lif, au sud de Tunis. Son témoignage est douloureux et poignant.

Par Dr Lilia Bouguira *

L’horreur a un nom. Elle s’appelle le camp de concentration du Regueb où le travail ne rend jamais libre.
Je suis dans le groupe de visite pour le centre de prise en charge des 42 enfants de Regueb. Le délégué régional de l’enfance lance comme dans un cri de douleur: «De ma vie, je n’ai eu à voir des enfants maltraités de la sorte, moi qui suis bientôt aux portes de la retraite.»

On se croirait hors temps hors espace : 42 gamins de 7 à 17 ans dont le plus ancien dans le camp est de 3 ans. On dirait en Afghanistan. Chapeaux hauts pakistanais, des habits afghans et des mules en plastique. Des enfants chétifs pour la plupart. Maigres et au regard fuyant. Tous affamés, ils se jettent sur la nourriture comme s’ils n’avaient jamais mangé. L’un d’eux m’a crevé le cœur en disant: «Nous allons tous prendre ici 5 kilos et plus. Là bas, on nous apprend à être ascètes. Ils nous donnent de la nourriture pourris avec des vers pour nous préparer aux jours d’‘‘echidda’’ comme le cheikh dit.» «Les jours durs», répète l’un d’eux.

«Ils se lèvent pour manger la nuit, continue le délégué. Ils ont même demandé des capucins. J’ai donné l’ordre de ne rien leur refuser. Certains ont été abusés et violés par un adulte. Certains sont adorables et ont accepté de quitter leurs habits à l’Afghan pour des survêtements de sport et des baskets. Ils jouent au ballon et des éducatrices les initient doucement à des jeux éducatifs. Ils sont vite redevenus des enfants. Seulement, certains sont des durs. De vrais. Ils se posent en intercepteurs sur les autres. Ils censurent le moindre de leur élan comme celui de certains petits qui ont sollicité de se faire couper les cheveux selon la mode chez nos jeunes. Hier encore, ils ont tenté de fomenter une crise dans le centre. Ils ont cassé les vitres du réfectoire et appelé à la rébellion. Un deux a même menacé de se mutiler ou de brûler le centre s’ils ne rentraient pas chez eux au camp. Et lorsque, hier, leurs parents sont venus les voir pendant un quart d’heure. Ils ont commencé à réclamer de rentrer et à leur mentir en nous enfonçant. Ils hurlaient que nous les avions frappés, violentés et obligés à danser et à écouter leur musique et regarder leur télé. L’un d’eux a même renvoyé une dame ici qu’il a menacé de frapper parce que non voilée: safira.»

Il prend une pause et poursuit: «Rien ne me torture autant le suivi post leur sortie du centre donc dans quelques jours.»

Il nous dit encore que plusieurs personnalités leur ont rendu visite. Des Ong nationales et internationales également comme le haut commissariat des droits de l’homme. Il nous invite juste après à voir les enfants dans les différents locaux du centre. Dans la cour et sous les rares rayons de ce soleil de février, des enfants jouent. Une femme, certainement du personnel soignant, joue aux échecs avec un enfant de 12 ans. Je m’approche d’eux et souffle complice en regard de l’enfant: «Ne la laisse pas gagner. Tu apprends vite. Tu es très intelligent.» Deux fossettes comme un soleil creusent un large sourire dans ses joues.

Deux autres garçons tapent dans un ballon. L’un d’eux court pieds nus. Le directeur, protecteur, le sermonne fermement. Il s’exécute en souriant.

Il nous invite vers une grande salle où une télévision est allumée. Une dizaine d’enfants, en présence d’éducateurs, regardent librement des dessins animés. Ils sont par petits groupes assis autour de petites tables. Je m’approche d’un trio fait de jeunes adolescents de 13 et 14 ans. Je les salue en notre dialecte. Ils répondent en arabe littéraire. Je leur dis pour les mettre en confiance que nous sommes là pour eux et que nous les aimons. Je leur dis encore qu’ils sont les enfants de ce pays et que ce pays est le leur. Je leur dis aussi que je ne les lâcherai jamais. Je leur demande leur ville d’origine. Ils sont tous les trois de la région de Soliman et ses alentours. Ils ont tous les trois fait des études jusqu’à la première année au lycée.

L’un d’eux lâche d’un trait qu’il était bon élève et qu’il a quitté les bancs de l’école à cause du niveau de l’éducation et du «fisq» (littéralement : débauche). «La religion est absente et les valeurs sont nulles. J’ai donc choisi la voie de Dieu et l’enseignement du Coran.»

L’autre répète en écho presque la même chose. Le troisième se tait. Il ne me regarde pas et cache ses yeux derrière deux doigts. Les autres sont dans sa bouche comme dans un réflexe de succion. Je lui caresse furtivement la tête et lui chuchote à l’oreille: «Tu suces ton pouce? Moi aussi, je suçais mon pouce quand j’avais ton âge. Cela me calmait quand j’avais peur ou quand on me faisait du mal.» Il lève les yeux et me regarde. En une fraction de seconde, nos regards se rencontrent en douceur. Dans le sien, une immense détresse. Dans le mien, une immense panique.

J’ai mal pour cette enfance maltraitée, abusée et que nous laissons mourir. Je murmure : «Ne crains plus rien. Je ne te lâcherai plus jamais et plus personne ne vous fera du mal.»

Un aîné de 15 ou 16 ans, costaud et au regard vif s’approche pour intervenir et le bloquer. Je lui fais volte-face et lui dis de mettre des chaussettes par ce froid. Il s’éloigne en murmurant moqueur que ce n’est pas grave et qu’il va bientôt rentrer et rejoindre le djebel.» Je suis comme sonnée et lui demande de répéter. Il s’éloigne et répète sans trop se gêner.

L’horreur a un nom qui ne porte plus. L’enfer ouvert sur des petits sans défense avec un énorme harnais. Des monstres ont défoncé leur vie au nom de Dieu. Le sacré n’a pas fini de les tuer. Même Hitler n’aurait pas mieux fait. Hitler a été un monstre que ses victimes ont désigné du doigt. L’holocauste dénoncé à jamais.

Pour ces enfants nourris à la culpabilité, la dévalorisation et le mensonge, ils n’ont même pas ce statut de se reconnaître en tant que victimes puisque la souffrance, la maltraitance et le viol sont conçues comme des récompenses. Des bonus pour le paradis. Rites initiatiques. Sévices et maltraitance.

Viols et tournantes sur des corps marqués au fer et au bâton. La satanée «falqua» sur des pieds et des corps déjà mordus par le froid et les rudes travaux du camp.

Un régime paramilitaire avec des bonus de 100. 20 bonus pour celui qui sera choisi pour le ménage de la bâtisse du cheikh moyennant d’autres faveurs. Tous ces privilèges et bons points donnent le droit à une place garantie au paradis. Aux côtés de Dieu puisque celui des hommes n’existent plus.

L’horreur n’a plus sa place. C’est la géhenne ouverte plein pied devant ces gamins que des parents ont largué sans âme ni culpabilité moyennant une soit disant une éducation religieuse convenable par ces temps de grands péchés. Âmes pécheresse. Chiens perdus avec un seul collier garant: la rédemption dans ces hauts lieux de graves crimes sur mineurs.Condamnation à la rudesse du camp, de l’insalubrité, la promiscuité et aux travaux forcés.

Je jette un regard aux mains de cet adolescent de 12 ans qui joue encore aux échecs. Des mains d’homme de 40 ans impressionnantes et énormes. Des mains râpées et rugueuses portant sur l’un des dos des marques de brûlure. Je pose la question. Il bafouille : «Une fois, je me suis brûlé.» Je n’insiste pas. La brutalité des traitements laisse appréhender le chaos affectif, mental et physique.

Nous continuons à faire notre visite. Le directeur, ses recommandations. Il ne dispose que de peu de moyens et de capital humain.Il ne dispose surtout pas de temps pour la réhabilitation de ces enfants. Il…

Je n’ai plus de ouïe que pour ces petits yeux hagards et perdus, ces petits corps battus et cet «Et après la visite, que va-t-on leur faire?».

Une tamponnade martèle mon intérieur. Mon bagage de femme médecin, experte en ces lieux de détention est insuffisant. Mon cœur de mère se tord cruellement. L’air me manque. Le temps s’arrête.

Il est de la folie et un irréparable sacrilège de remettre ces enfants après à leurs parents démissionnaires, simplets ou pire complices. Il est inconcevable que leur Etat s’en désengage en les remettant à leurs bourreaux. En effet, cela serait un haut crime d’Etat de les lâcher et les céder sans poursuites graves pour ces criminels et leurs complices.

Je les quitte, écrasée, impuissante et désarmée pour mon pays que des monstres ont décidé de violer dans tous les sens éthique et moral en n’épargnant pas ses enfants. Pire, nos enfants sont leur objectif. Les atteindre, c’est détruire en plein cœur notre société.

* Médecin et activiste de la société civile. 

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