En Tunisie, constitutionnellement État civil dont l’islam est la religion, on fait une mauvaise lecture de cette foi, se résolvant au mieux en un islam virtuel, au pire en anti-islam. Étant grosse de périls, il importe d’en sortir.
Par Farhat Othman *
C’est d’autant plus urgent qu’on a la chance d’avoir encore dans le pays un islam populaire, plutôt paisible dans ses manifestations basiques, même s’il est de plus en plus dominé par les avatars de la vie de misère, ce qui amène, au gré des instrumentalisations, à une certaine confusion des valeurs et à des excès au diapason de la violence subie, dont celle des lois scélérates en vigueur.
Des activistes de tous bords ne cessent d’agir à altérer une telle foi, en faire l’instrument de leurs croisades qui ne sont pas seulement faussement spirituelles ou de religiosité, servant aussi le matérialisme abusif de ces capitalistes mercantilistes dont la sauvagerie n’a d’égale que celle de l’anti-islam intégriste. D’où une alliance capitalislamiste sauvage à laquelle on soumet le pays, y ayant amené au pouvoir les religieux qui ne sont que supposés démocrates, usant de la façade de la modération tout en veillant à ce que la situation de non-droit soit maintenue pour que l’État, bien que censé être constitutionnellement civil, soit islamisé en douce.
Il s’agit bien d’un vicieux machiavélisme usant de tout, y compris de la religion qui n’a de réalité que sa fonction de poudre aux yeux, mythe trompeur au service des intérêts d’un Dieu, certes, mais pas Allah, plutôt celui des profiteurs, matérialistes et faux religieux, des tartuffes dont l’immoralité s’affuble des apparences de la morale, de la légalité et de la religion. D’où la nécessité impérative, dans un État se voulant de droit, d’user sans hésitation de la loi juste contre ces injustes dans le cadre d’une réforme plus qu’urgente osant s’attaquer aux sujets sensibles soigneusement tus, religieux et moraux. Ceux-ci ne posent problème que parce qu’on en a une fausse conception relevant moins de l’islam des masses, tolérant et altruiste, quoique de plus en plus virtuel, que d’un faux islam, un anti-islam qu’on retrouve chez les dogmatiques de tous bords, religieux comme profanes.
L’anti-islam des dogmatiques
Ces dogmatiques ne sont pas juste les activistes islamistes; ils sont aussi ces anti-islamistes parmi les plus enragés des laïcistes qui se révèlent être de véritables salafistes profanes. En effet, ils sont les meilleurs complices objectifs des intégristes religieux dans leur volonté de maintien de l’ordre juridique illégal du pays par l’inertie à oser agir utilement pour le changer. Les uns et les autres ne relèvent ni de l’islam, religion de paix et de tolérance, ni n’en reflètent ces caractéristiques intrinsèques qui en a fait une foi des lumières avant les Lumières. Ainsi, les laïcistes en font une lecture anachronique, la jugeant au prisme des concepts de la modernité, une lecture qui est donc même que celle des intégristes, datée, obsolète, celle du salaf, ces ancêtres érigés en nouvelles idoles.
Cela confirme la complicité poussée dans la plus totale violation de l’essence de l’islam au plus près de sa vérité qui est la négation de la moindre autorité verticale par la soumission à un Dieu libérant de toute autre soumission, surtout à l’injustice.
Certes, d’aucuns diraient que la soumission à Dieu peut engendrer la soumission à une loi injuste, à des sentiments de haine; ce serait totalement faux, car cela revient à violer un autre principe cardinal de l’esprit initial de l’islam, son génie propre, qui est d’agir pour la paix, avec soi déjà, mais aussi et surtout avec autrui. C’est que l’islam se veut une justice absolue, le musulman réel se devant d’être ce juste de voie et de voix que les soufis ont incarné, s’abstenant de la moindre injustice, y compris celle qui pourrait résulter d’une justice excessive, car la justice divine véritable ne justifiant nulle injustice. C’est là le sens oublié du jihad, l’effort sur soi en premier et pour donner l’exemple dans le parfait respect de l’altérité.
Voilà l’islam des masses, même s’il n’est plus que virtuel du fait de l’altération subie suite à l’activisme des enragés dogmatiques de tous bords, ses supposés défenseurs notamment, purs idolâtres, adeptes d’un anti-islam issu du dogme de qui en a usé pour sa propre gloriole. Ces enragés n’appliquent pas la foi dans ses visées de paix et de justice, se référant plutôt à leur fausse lecture et celle d’humains comme eux, aussi imparfaits qu’eux. Or, celle de leurs prédécesseurs n’est plus valide, même si elle a eu le mérite de coïncider avec les exigences de son siècle, un temps où l’on pouvait se prévaloir de sainteté pour l’injustice absolue qu’est la guerre. Cette notion de guerre sainte est d’ailleurs une conception judéo-chrétienne que l’islam pur ne valide pas, la guerre n’y étant que la défense contre l’agression, en dehors du moment fondateur de l’expansion du fath, exception confirmant la règle selon les contingences de l’époque. La conquête de la Mecque avec la violation de son caractère sacré fut d’ailleurs, sur le plan national, une exception similaire.
L’islam virtuel des masses
Un tel islam guerrier est bien loin d’être ce qui caractérise les masses musulmanes, plutôt paisibles donc dans l’âme, communiant dans l’altérité, trait caractéristique d’une communauté musulmane ouverte ontologiquement sur l’autre, y compris le plus différent; c’est ce que j’ai qualifié du néologisme de communautarité.
Au vrai, la majorité musulmane relève d’une foi bien moins idéalisée que virtuelle tout en étant émotionnelle; ainsi est-elle en conformité avec les traits majeurs caractéristiques de notre époque où tout se virtualise sur fond de retrouvailles avec les émotions et une certaine spiritualité, meilleur antidote au matérialisme dévergondé. Chez ces masses, au-delà des apparences et des réactions déjantées provoquées par des menées et des stratégies subtiles de conditionnement sophistiqué, on croit dur comme fer à une foi de paix et de sérénité où le fidèle est un croyant libre, ne se soumettant qu’à son créateur à qui il rend seul compte de ses actes, dont l’intention pure est la marque éminente d’authenticité.
En quelque sorte, on développe ainsi une morale kantienne qui n’est rein d’autre que celle de l’esprit soufi, issu à mon sens de la philosophie de vie qui animait les premiers fidèles de l’islam, dont les plus sincères étaient représentés par des ascètes et des pauvres hères. Au reste, le premier noyau du soufisme, ce sont bien de tels émigrants solitaires nommés gens de la soffa, préau de la mosquée du prophète à Médine où ils venaient se réfugier, et qui étaient épris de valeurs de solidarité et d’amour, des principes révolutionnaires de la nouvelle foi.
Ce qui fait que l’esprit soufi premier en islam rappelle la définition des Lumières que lui donne Kant dont la philosophie est plus que jamais d’actualité en ce monde de matérialisme excessif. La voici, s’appliquant bien à l’islam virtuel diffracté dans nos sociétés, notamment hic et nunc en Tunisie : «La sortie de l’homme de sa Minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières».
Retrouvailles avec l’islam des Lumières
En Tunisie, aujourd’hui, des retrouvailles avec les Lumières spécifiques musulmanes, cet islam soufi de paix et d’amour, sont impératives; faut-il y agir ! Pour cela, il importe de rappeler que l’islam a été une modernité avant la lettre, une foi humaniste et universaliste (ce que je nomme Rétromodernité), et non ce qu’il est devenu : un culte obscurantiste. Or, qui a intérêt à ce que l’islam ne quitte pas sa condition actuelle? Assurément ses ennemis, meilleurs soutiens des illuminés islamistes; mais aussi, outre les dogmatiques islamistes, leurs complices objectifs et subjectifs qui ne jurent que par une laïcité voulue islamophobe, les salafistes profanes.
C’est bien en Tunisie que doit s’assumer un tel devoir impératif de renouer avec ce passé glorieux tout en quittant le présent honteux. Cela se fera au nom de la modernité de l’État et de son caractère civil, tout autant que de son attachement à sa foi et à sa défense; c’est cela l’État civil musulman tunisien !
Concrètement, le gouvernement se doit de saisir les récents événements pour décréter la fermeture de toutes les écoles hors de son contrôle, se réservant l’enseignement du Coran selon les méthodes pédagogiques les plus modernes.
Le Coran est en effet la meilleure introduction non seulement à la religion, mais aussi à la vie tout court, sans parler de la maîtrise de la langue arabe, pour peu que son étude soit scientifique, non dogmatique.
Le gouvernement doit aussi rebondir sur la polémique qui s’est manifestée de nouveau au sujet du test anal pour en codifier l’usage d’une manière stricte, le réservant aux procédures légales ayant trait à un viol avéré; en dehors de ce seul cas justificatif, il doit été décrété illégal, notamment dans le cadre de la pratique actuelle qui y fait recours pour prouver l’homosexualité.
Doit-on rajouter qu’il est souhaitable que l’occasion soit saisie aussi pour reconnaître enfin l’homosexualité entre majeurs comme un sexe parfaitement naturel, d’autant plus que le chef du parti religieux, principal soutien du gouvernement, l’a déjà fait ?
Par ailleurs, pour attester de sa foi dans la légalité et l’État de droit, le gouvernement ne peut plus se soustraire au devoir d’abroger toutes les circulaires illégales, cet infra-droit dont l’édiction et l’abolition sont de son ressort. Il n’a pas d’autre alternative en ce domaine, surtout pas celle de se défausser sur l’inertie du législateur. De plus, dans le même sens d’attachement à l’esprit légaliste, il peut contourner l’inertie du parlement pour se prévaloir d’office des droits acquis et des libertés affirmés par la constitution en ordonnant, par décrets et arrêtés ministériels, aux autorités judiciaires et sécuritaires de s’abstenir de tout acte qui n’y soit pas en conformité.
Enfin, comme l’un des leitmotiv lancinants du gouvernement est de réduire la masse salariale de la fonction publique, une façon parfaitement légitime de le faire serait de dégraisser les services de l’État de ce personnel des imams, inutile sinon problématique, dépendant du ministère des Affaires religieuses. Ce département lui-même est une hérésie dans un pays se disant et se voulant civil. Certes, la Constitution impose à l’État de protéger la foi de son peuple; or, c’est bien le faire que de débarrasser l’islam de ce qui y est devenu une cléricature !
De tels imams ne sont pas légitimes en islam pur, y étant devenus les serviteurs d’une église occulte, officine pour la propagation d’idées rétrogrades sur la religion qui ne sont, au mieux, qu’une rumination de ce dont débordent les moins lumineux des ouvrages de la brillante civilisation arabe islamique. Il suffit d’entendre leurs prêches pour mesurer à quel pont ils altèrent l’esprit lumineux de la foi d’islam au nom de leur anti-islam, cette insulte à l’intelligence de l’esprit. Une telle initiative révolutionnaire aiderait à s’attaquer radicalement au lavage de cerveau auquel on a affaire; or, la maturité populaire est avérée; et si d’aucuns en doutent, ce n’est que pour justifier leur coupable inertie.
* Ancien diplomate et écrivain.
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