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Mon dernier Fespaco, par Nadia El Fani

La cinéaste tunisienne raconte dans cette tribune les déceptions que lui a inspirées la 26e édition de Fespaco, qui s’est déroulée du 23 février au 2 mars 2019, où elle a présidé le jury de la compétition du documentaire du long et du court métrages.

Je connais le Fespaco depuis 1993, à l’époque de mes premiers courts-métrages, depuis mes films y ont toujours été sélectionnés alors que dans mon propre pays jamais. C’est dire à quel point depuis 25 ans mon affection pour le Fespaco est grande.

En 2013, j’étais très fière d’y recevoir le Grand prix du documentaire pour mon film ‘‘Même pas mal’’ alors même que je continuais à être ostracisée en Tunisie. Sans jeu de mot je dirai que le vieil adage «Nul n’est prophète en son pays» s’applique parfaitement à mon cas.

En 1993 et 1995, les cinéastes du court-métrage que nous étions, avions mené des batailles pour être mieux considérés par les organisateurs du Fespaco. Combien de nous passaient leurs premières nuits au festival sur les canapés des halls d’hôtel, faute de chambres attribuées alors que d’autres invités non cinéastes en avait de luxueuses…

Il est temps d’améliorer l’organisation

Si je fais cet aperçu historique c’est aussi pour rappeler que déjà par le passé des cinéastes avait protesté sur les conditions dans lesquelles ils étaient reçus. Ce préambule étant établi je veux raconter pourquoi aujourd’hui j’ai titré ce texte «Mon dernier Fespaco». C’est effectivement le dernier Fespaco auquel j’ai assisté, mais probablement le dernier Fespaco auquel j’assisterais si rien n’est fait pour améliorer l’organisation de ce grand festival de notre continent et pour lequel j’ai une immense affection.

Je me suis donc rendue pour le cinquantenaire au Fespaco 2019 à l’invitation des organisateurs en tant que présidente du jury du documentaire longs-métrages et court-métrages en compétition officielle. Je passerai les détails organisationnels inhérents aux difficultés financières et pratiques de notre continent pour ce qui concernent les voyages… Chacun sait que venir au Fespaco demande une bonne dose d’énergie ! Ce n’est effectivement pas sur ce sujet que je vais m’étendre pour dire ce que j’ai à exprimer sur cette session.

Les consignes de sécurité étaient drastiques et chacun de nous peut le comprendre au vu des différents systèmes de protection mis en place à cause des menaces d’attentats qui planent aujourd’hui sur beaucoup de pays de notre planète.

En revanche, être bousculée, voir même violentée par des services de sécurité un peu trop zélés c’est quelque chose que je n’accepte pas. Je pense qu’il n’était pas difficile de donner des consignes au service d’ordre afin qu’ils ne maltraitent personne aux entrées des cérémonies d’ouverture et de clôture par exemple… Ce qui a été mon cas ainsi que d’autres membres de jury.

La galère des membres du jury

Ce point étant fait je me dois aujourd’hui de dire très exactement d’où vient mon plus profond mécontentement et celui de mon jury. Dès le premier jour, il ne nous a pas été possible d’avoir un programme des 36 films courts et longs confondus que nous nous devions de visionner pour donner un palmarès. De plus, le catalogue n’a été prêt que trois jours après le début du festival, et donc nous n’avions pas en main les synopsis et fiches techniques des films pas plus qu’un agenda de visionnage cohérent établi.

Notre jury a toujours été solidaire et nous avons entrepris de remonter tous ensemble jusqu’à la direction du festival pour obtenir au bout de 3 jours un endroit pour visionner les films que nous ne pouvions pas voir en salle avec le public. Il est évident qu’au rythme de plus de six films par jour à visionner, la fatigue aidant, notre patience a atteint ses limites plus d’une fois, encore plus face à la déprogrammation dans notre compétition du film ‘‘Amal’’ réalisé par Mohamed Siam.

Le dernier jour, convoqués au siège du Fespaco, soit quelques heures avant la cérémonie de clôture, tous les jurys officiels se retrouvent réunis sous la houlette du délégué général et du directeur du Fespaco. Voyant qu’on ne nous dit rien de précis sur le déroulé de l’annonce des palmarès, je fais savoir en tant que présidente notre désir de monter sur scène tous afin que nous annoncions chacun notre tour, pour annoncer nous-mêmes notre palmarès et pouvoir ainsi en quelques phrases résumées, dire les attendus de nos prix. Cela est plus juste pour les cinéastes qui sont primés ainsi que pour ceux qui ne le sont pas. Par ailleurs, et je ne l’ai pas caché nous avions un texte à lire au sujet d’un film malien intitulé ‘‘Dawa. L’appel de Dieu’’ de Malik Konaté (voir ci-dessous) qui nous avait interpellés négativement… à ce moment-là le directeur et le délégué nous accordent à minima le président du jury fiction et moi-même de monter sur scène…

Et pour couronner le tout !

Est-ce la présence des chefs d’Etat à la cérémonie de clôture, mais à notre grande surprise nous n’avons pas été conviés à monter sur la scène. Et notre jury du documentaire n’a carrément pas été mentionné!

Notre palmarès a été égrené avec des erreurs, notamment concernant le film qui a obtenu le poulain d’or, que le présentateur annoncé comme un réalisateur kenyan alors qu’il s’agissait d’une réalisatrice kenyane… Nous avions attribué une mention spéciale au film ‘‘N’Tarabana’’ de François Woukoache, elle n’a pas été annoncée. Quand j’ai tenté de monter sur la scène pour rectifier j’ai été violemment prise à partie par la sécurité, qui m’a intimé l’ordre de redescendre. Quand je suis allée parler à la presse pour noter tous ces manquements sur notre palmarès, j’ai été prise à partie par des gens de l’organisation qui m’ont dit que je n’avais pas le droit de parler à la presse et ont demandé à la sécurité de me jeter dehors. Lorsqu’ils m’ont attrapé violemment par les bras j’ai demandé à la presse de filmer et de photographier ce qu’on était en train de me faire on leur a rétorqué que je n’étais personne et qu’il fallait me faire sortir.

Je dois ajouter que la personne chargée du jury officiel s’est permise de jeter de l’huile sur le feu auprès du service d’ordre et leur a demandé de me sortir de la salle. J’ai fini par me dégager, je suis revenue tremblante à mon siège et je ne voulais plus qu’une chose c’était quitter cette salle.

Notre palmarès n’a pas été repris par la presse, est-ce parce que le documentaire n’intéresse personne ou est-ce parce que les journalistes n’ont pas eu entre les mains les détails des prix de notre section?…

Durant cette soirée les cinéastes primés n’ont pas eu l’occasion de s’exprimer… Le Fespaco est un festival de cinéma, je ne dénie pas aux politiques le droit d’être présents et de s’intéresser à nos films, nous avons besoin de leur soutien et je dois ajouter particulièrement de leur soutien financier, mais ce soir-là c’est bien le cinéma qui était le grand absent…

Nous étions pourtant tellement heureux d’attribuer l’Etalon d’or de Yennenga du documentaire à Aïcha Leterrier du Burkina Faso, une réalisatrice jeune et talentueuse pour le film ‘‘Le loup d’or de Balole’’. Nous n’avons malheureusement pas eu l’occasion de pouvoir le lui remettre en mains propres.

Nous sommes tous rentrés épuisés de ce festival mais néanmoins fiers de notre travail au sein du Jury. C’est pourquoi nous tenions à faire ces mises au point.

Il s’agit aujourd’hui en Afrique, et bien entendu j’englobe l’Afrique du Nord, d’être capables d’accepter les critiques pour pouvoir évoluer. Critiquer le Fespaco , ce n’est ni offenser, ni insulter les organisateurs, c’est leur dire en face tout ce qui n’est plus admissibles après cinquante années d’existence sur des défauts récurrents d’organisation.

Pour moi c’était mon dernier Fespaco…

Palmarès du jury documentaire du Fespaco 2019

Longs-métrages

Étalon d’or de Yennenga (à l’unanimité): ‘‘Le loup d’or de Balolé’’ de Aïcha Boro-Leterrier. Burkina Faso.

Un film aux grandes qualités esthétiques, en empathie avec ses protagonistes et qui les présente non pas comme des victimes mais plutôt en citoyens dignes, capables de s’organiser pour conquérir leurs droits malgré leur condition de vie de misère.

Étalon d’argent de Yennenga (à l’unanimité): ‘‘Au temps ou les Arabes dansaient’’ de Jawad Rhalib. Maroc.

Ce film combine l’art, la politique avec une narration cinématographique, un point de vue personnel crucial, sur l’histoire contemporaine de la montée du conservatisme religieux, et qui sonne comme une alerte à l’adresse du monde.

Étalon de bronze de Yennenga: ‘Whispering truth to power’’ de Shameela Seedat. Afrique du Sud.

Un portrait d’une femme puissante qui prend une position ferme contre la corruption dans son pays l’Afrique du Sud, un modèle de la lutte pour une justice indépendante et une société libre.

Mention spéciale: ‘‘Natrabana’’ de françois Woukache. Cameroun.

Courts-Métrages

Poulain d’or de Yennenga (à l’unanimité): ‘‘Contre toute attente’’.

Un film qui suit la lutte d’une jeune adolescente qui prend le contrôle de son corps en refusant la pratique traditionnelle de l’excision que sa famille tente de lui imposer.

Poulain d’argent de Yennenga (à l’unanimité): ‘‘Ainsi parlait Félix’’ .

Un film qui donne la parole aux malgaches qui se sont battus contre le colonialisme un appel à la vigilance pour la jeunesse d’aujourd’hui.

Poulain de bronze de Yennenga (à l’unanimité): ‘‘Tata Milouda’’ .

Un beau portrait, non sans humour, d’une femme immigrée, passée du ménage au one-wooman show sans oublier celles et ceux qui sont resté dans le besoin.

Prix Paul Robeson de la Diaspora: ‘‘My friend Fela’’ de Joël Zito Araujo.
Un portrait intransigeant et intime de l’un des musiciens d’Afrique parmi les plus populaires, il avait fait de son art une arme de résistance contre la dictature, mais aussi une affirmation de sa culture africaine dans une radicalisation assumée également dans son expression artistique.

Déclaration au sujet du film ‘‘Dawa. L’appel de Dieu’’ de Malik Konaté

Aujourd’hui sur notre continent comme partout ailleurs dans le monde, nous faisons face à un danger qui n’est plus une menace mais une réalité qui nous affronte. Je parle de l’obscurantisme, l’intégrisme, le terrorisme, issus d’une idéologie qui au nom de la religion et en particulier l’islam combat toutes les valeurs de progrès, de modernité, de mixité et d’émancipation des femmes… L’heure est à la résistance, il est temps d’être debout.

Démocrate, amoureux de la liberté, et dans un esprit de vigilance, comme il en a été fait mention dans les discours d’ouverture, mon jury et moi-même avons tenu à alerter le Fespaco au sujet d’un film documentaire intitulé ‘‘Dawa’’ qui offre une vitrine complaisante et sans distance à une secte dont on était issus, pour certains, ceux qui sont les barbares qui ont commis des atrocités au Mali à partir de 2014. Le cinéma est une arme, certes chacun peut s’en servir en toute liberté, mais nous tenions, particulièrement en ces jours où le Burkina Faso fait face aux effets néfastes de ces groupuscules, à dénoncer ce genre de film de propagande insidieuse et dangereuse à l’opposé des objectifs du Fespaco.

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