Les Européens, habitués à une Tunisie docile et «bonne élève» du temps de Bourguiba et de Ben Ali, doivent s’habituer à composer avec une nouvelle Tunisie où la société civile a, désormais, son mot à dire. Tout accord doit tenir compte, d’abord et surtout, des intérêts de la Tunisie.
Par Khémaies Krimi
La 15e session du Conseil d’association entre la Tunisie et l’Union européenne (UE), réunion annuelle au niveau ministériel, s’est tenue, le 16 mars 2019, à Bruxelles, en Belgique. Selon les communiqués officiels, cette réunion a été marquée par la signature d’un accord sur le financement du programme de soutien aux jeunes tunisiens, l’évaluation «des priorités stratégiques du partenariat pour les années 2018-2020 et la formulation d’un nouveau cadre pour les relations entre la Tunisie et l’Union européenne pour la période au-delà de 2020».
Abstraction faite de cet ordre du jour, au regard des difficultés rencontrées pour faire avancer les négociations sur l’Accord de libre échange approfondi et complet (Aleca) et surtout au regard des doléances exprimées par plus de 250 entreprises off shore européennes à propos des dernières mesures restrictives à l’importation ayant impacté négativement leurs affaires, cette session n’a pas été une sinécure pour la partie tunisienne.
Les Européens seraient mécontents
Les représentants de l’ultra-libérale Commission européenne n’ont pas manqué de rappeler au ministre tunisien des Affaires étrangères, Khémaies Jhinaoui, qui a conduit la délégation tunisienne à cette session, que les Européens tiennent à bénéficier d’un statut privilégié en contrepartie des 300 millions d’euros d’aide financière que l’UE fournit, annuellement, à la Tunisie.
Le ton a d’ailleurs déjà été donné, à Tunis, à l’occasion de deux rencontres qui ont eu lieu au début de ce mois de mai, par l’ambassadeur de France en Tunisie, Olivier Poivre d’Arvor, et par Patrice Bergamini, ambassadeur et chef de la délégation de l’UE à Tunis. Les deux diplomates ont, en effet, rappelé l’amitié indéfectible entre la Tunisie et l’UE et souligné que cette amitié, perceptible à travers de l’octroi d’une aide annuelle de 300 millions d’euros, pourrait être compromise par les mesures restrictives à l’importation de produits européens prises par la Tunisie ou la non finalisation de l’Aleca, par notre pays, dans les délais convenus. Ces menaces étaient à peine voilées.
Au cours d’une réunion de la Chambre tuniso française du commerce et de l’industrie (CTFCI) avec le ministre tunisien du Commerce, Omar El Béhi, l’ambassadeur français a même tiré à boulets rouges sur la circulaire du département du Commerce relative à la réduction des importations des produits européens. Cette dernière aurait, selon lui, causé d’importants préjudices à des dizaines d’entreprises off shore françaises et européennes, estimant qu’à travers ces mesures restrictives à l’importation, la Tunisie a tendance à se refermer sur elle-même, pour ne pas dire, qu’elle est en train de migrer vers une forme de protectionnisme.
Patrice Bergamini a, pour sa part, indiqué qu’il a du mal à s’expliquer les dernières mesures restrictives à l’importation, rappelant que «le déficit de la Tunisie est généré par ses échanges avec d’autres pays et d’autres régions du monde», par allusion à la Chine, la Turquie ou encore la Russie.
Le diplomate européen, qui s’exprimait dans le cadre d’un dîner-débat organisé par le magazine ‘‘L’Economiste Maghrébin’’ sur le thème : «La Tunisie et le nouvel ordre commercial mondial», a évoqué l’Aleca et les difficultés que posent sa négociation et sa conclusion en raison d’«une mauvaise littérature» développée à son propos, notamment, du côté européen.
Tout en qualifiant l’Aleca de «facteur de mise à niveau de l’économie tunisienne», le diplomate a suggéré de changer l’appellation de cet accord et proposé de le dénommer «accord d’intégration économique».
La Tunisie n’est plus la même
Par-delà ces prises de position, il faut reconnaître que si les Européens, à travers ces déclarations, défendent leurs intérêts, la Tunisie est aussi en droit de défendre les siens.
S’agissant des mesures restrictives à l’importation, la Tunisie n’a fait qu’appliquer les fameuses clauses de sauvegarde prévues par tout accord de libre échange. Il s’agit d’un levier que tout pays contractant peut actionner lorsque son déficit commercial atteint un seuil non-soutenable. Ce qui est actuellement le cas et qui cause un grand déséquilibre macroéconomique dans le pays.
Quant aux 300 millions d’euros d’aide annuelle de l’UE à la Tunisie et que les Européens considèrent comme «une aide exceptionnelle et unique», il convient de leur rappeler que ces sommes servent souvent à payer les experts européens dépêchés en Tunisie dans le cadre de l’assistance technique ou pour justifier, ensuite, les prêts contractés par la Tunisie auprès des bailleurs de fonds européens (BEI, Berd, AFD, KfW…).
Il faut dire que les Européens, habitués à une Tunisie docile et «bonne élève» du temps de Bourguiba et de Ben Ali, doivent s’habituer à composer avec une nouvelle Tunisie où la société civile a, désormais, son mot à dire et se laisse pas conter. Tout accord doit tenir compte, d’abord et surtout, des intérêts de la Tunisie, car notre pays traverse une phase très difficile et ne peut se permettre de négocier au pas de charge et seulement au niveau des experts des accords pouvant avoir des impacts négatifs sur son économie. Et c’est le cas de l’Aleca, dont les retombées négatives sur les secteurs de l’agriculture et des services doivent être rigoureusement étudiées. C’est, d’ailleurs, ce que rappelait la semaine dernière le chef du gouvernement Youssef Chahed, en s’adressant aux agriculteurs, en majorité opposés à l’Aleca, lorsqu’il leur a lancé que son gouvernement ne signera aucun accord qui ne sera pas d’abord bénéfique pour la Tunisie.
Ce message doit être enfin saisi par Bruxelles. Car le temps des décisions imposées par le palais de Carthage, sans réelle consultation des premiers concernés, est définitivement révolu.
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