Dans le cadre des soirées ramadanesques sous les étoiles organisées par l’Institut français de Tunisie (IFT), le célèbre sociolinguiste français Louis-Jean Calvet a été invité pour une rencontre sous forme de voyage sémantique, poétique et musical à travers l’héritage linguistique méditerranéen.
Par Fawz Ben Ali
Dans une conférence-débat animée par l’universitaire et écrivain tunisien Samir Marzouki, l’IFT a organisé une rencontre inédite pour célébrer la Méditerranée et l’amour des langues avec Louis-Jean Calvet qui est né et a grandi à Bizerte, profondément méditerranéen et grand amoureux de la Tunisie.
Un retour aux sources
En plus d’être un linguiste de renommée mondiale, L.-J Calvet est aussi sociologue, ethnologue, musicologue, journaliste et écrivain. «Un infatigable observateur de terrain et un insatiable curieux du monde», comme on l’a présenté, venu nous parler de cette histoire commune entre les langues méditerranéennes, sujet de son dernier ouvrage ‘‘La Méditerranée, mer de nos langues’’, paru en 2016 et auréolé du prix Georges Dumezil de l’Académie française et du prix Ptolémée du Forum international de géographie.
Après s’être intéressé notamment au discours politique français, à la sémantique de la chanson française ou encore à la biographie de Roland Barthes, L.-J Calvet fait un retour aux sources dans son dernier ouvrage en y apportant un concentré de réflexion et de recherche menées tout au long de sa carrière sur la circulation des langues dans le pourtour méditerranéen dans une approche sociologue et géopolitique des plus fascinantes.
Lors de cette rencontre spéciale dans son pays natale, la Tunisie, Calvet nous invite à un voyage dans l’histoire et l’évolution de ces langues qu’on parle, qu’on apprend, qu’on entend… et qui s’avèrent être beaucoup plus proches les unes des autres que ce qu’on pouvait le penser. L’huile d’olive est un bel exemple linguistique représentatif d’un produit méditerranéen par excellence : Il y a 800 millions de pieds d’oliviers travers le monde dont 700 millions autour de la Méditerranée pour les raisons climatiques; Calvet explique qu’étymologiquement, l’huile ne peut provenir que d’olive, car le terme «huile» vient d’olive, ainsi «olea oleum» en latin a donné «oliva olio» en italien et «olive huile» en français, et puis d’un autre côté «zeitoun zeit» en arabe a donné «aceite aceituna» en espagnol.
«J’ai quitté la Tunisie à l’âge de 18 ans et c’est seulement quand je suis arrivé en France que j’ai découvert des choses bizarres comme l’huile d’arachide ou l’huile de pépin de raisin», raconte Calvet.
La Méditerranée, ce laboratoire de l’humanité
Entre emprunts phonétiques et sémantiques, glissements de sens, croisements, néologisme… les langues témoignent d’un partage humain important rythmé d’échanges commerçants, de circulations ou de conquêtes historiques ; car les langues ont une mémoire et une histoire évolutive.
Calvet nous parle la Méditerranée comme «un laboratoire de l’humanité depuis plus de 3000 ans», ce bassin bordé de peuples et de cultures qu’il aime appeler «le continent liquide», où les langues ne sont jamais figées, mais se confrontent sans cesse comme si elles étaient dans un vase clos, dit-il.
En parlant des mots voyageurs et de leur acclimatation, telles des espèces vivantes, Calvet donne un exemple assez récent : le terme arabe dialectique «chouf» qui a donné lieu en français à l’adjectif «choufeur» et au verbe «choufer», qui signifie le fait de surveiller l’arrivée des policiers pour les vendeurs de drogue, un des nombreux exemples de termes qui viennent enrichir la langue française contemporaine.
Calvet a également évoqué le célèbre néologisme politique popularisé lors de la révolution tunisienne de 2011 «Dégage», devenu dès lors un slogan emblématique des printemps arabes et en quelque sorte un verbe arabe. De janvier 2011 en Tunisie passant un mois plus tard en Egypte, «dégage» a regagné une très grande diffusion subitement en France avec l’élection de Macron et enfin récemment en mars 2019 en Algérie. Il y a même désormais une tendance politique anti-système ou hostile aux élites dominantes appelée «dégagisme».
«Les fossiles sont à l’histoire de la terre ce que les étymologies sont à l’histoire des langues, ce qui illustre la notion de niche écolinguistique», conclut L.-J. Calvet qui a laissé place à des lectures poétiques trilingues avec Samir Marzouki puis à une pause musicale avec Wafa Ghorbel au chant et Mehdi Trabelsi au piano pour des reprises personnelles de ‘‘Ne me quitte pas’’ (Jacques Brel), ‘‘La bohème’’ (Charles Aznavour), ‘‘La vie en rose’’ (Edith Piaf), ‘‘Avec le temps’’ (Léo Ferré), ‘‘Besame mucho’’ (Césaria Evora)…
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