Pour sauver le secteur de la santé publique en Tunisie, l’auteur propose cinq solutions pratiques, qui ne coûteront pas de l’argent à l’Etat et ne provoqueront aucun conflit d’intérêt. Elles seront traduites par des mesures urgentes, efficaces à court, moyen et long termes.
Par Kaissar Sassi *
La première semaine de mars 2019 : la mort de onze nouveau-nés dans une grande maternité publique de Tunis a choqué l’opinion publique tunisienne. Un événement dramatique suivi par la campagne #balancetonhôpital qui avait provoqué un véritable séisme sur la toile. Le temps qu’elle a duré…
Juin, rebelote, mort de sept nouveau-nés dans un pseudo-service de pédiatrie. Son ancien chef de service a dénoncé des conditions de travail «inhumaines» et non digne d’un centre hospitalo-universitaire. Pas de réponse du ministère de la Santé. Il a quitté son poste il y a trois mois.
Vous vous rappelez de l’histoire du rein toussé ?
Des dizaines d’histoires d’horreurs racontées sur les plateaux télévisés et sur les réseaux sociaux ont rendu le Tunisien sceptique à l’idée d’aller consulter un hôpital public. Désormais, il préfère vendre un bien et consulter une clinique privée coûte que coûte.
De fausses solutions pour de vrais problèmes
Pour sauver ce secteur, on ne cesse de proposer des solutions… La majorité de ces solutions ne sont pas pratiques et ont déjà échoué auparavant. À titre d’exemple, un ancien professeur en médecine, propose d’obliger les jeunes médecins à travailler dans les régions de l’intérieur pendant 2 ans. Une solution qui a déjà échoué en 2013. Cette solution demeure la cause de la fuite des jeunes médecins vers l’Europe, afin d’échapper à la fameuse «année civile».
Sur une promotion de 55 résidents en anesthésie, il y en a que 7 qui ont passé l’examen de fin de spécialité. Les autres sont partis en Europe.
Des membres de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OTJM) ainsi que son président proposent plusieurs solutions. L’une d’elles est de bannir l’activité privée complémentaire (APC). C’est demande légitime puisque l’APC est devenue un mal perforant de l’hôpital public. Mais je pense, personnellement, que ce sera la mise à mort du secteur de la santé publique, puisque tous les professeurs et professeurs agrégés quitteront vers les pays du Golfe et vers le secteur privé. Il n’y aura plus de formation des jeunes médecins et le cercle d’apprentissage sera brisé. Et pour cause : les salaires des médecins universitaires sont vraiment médiocres et l’APC les aide à subvenir à leurs besoins.
Le chef de gouvernement a ordonné récemment le virement en urgence de 407 millions de dinars tunisiens (MDT) pour venir en aide à la santé publique, mais l’essentiel de cette somme est déjà inscrit dans le budget du secteur pour l’exercice 2019. Il a ordonné aussi 2000 recrutements qui ne couvriront pas la moitié des départs soit en retraite soit vers les pays du Golfe, l’Europe et le Canada.
L’initiative est certes bonne, mais elle est la preuve que même le chef du gouvernement et le ministre de la Santé ne connaissent pas les vrais problèmes de ce secteur ou, en tout cas, n’y apportent pas les bonnes solutions. Car les mesures annoncées ne constitueront pas de bons remèdes.
Il faut savoir que l’organisation adéquate, la mise en place de protocole de bon déroulement de l’activité journalière et le respect de la dignité du patient sont la base de tout plan de promotion de la santé.
Le secteur de la santé publique peut encore être sauvé
Je vous propose ici une solution pour sauver le secteur de la santé publique, avec une échéance d’une année et sans créer un conflit d’intérêt avec quiconque.
En 2013, j’étais membre du Comité de la promotion de la santé au sein du ministère de la Santé. J’étais le représentant du syndicat des internes et des résidents de la faculté de médecine de Sousse. Plusieurs comités ont été créés suite au mouvement des jeunes médecins contre la loi d’obligation du service civil. Il y avait plusieurs représentants : du ministère de la Santé, de l’Union générale tunisienne du travail, du syndicat des internes et des résidents, etc. Malheureusement, au bout de trois mois, il y’a eu un arrêt des réunions pour des raisons inconnues. Les représentants du ministère n’avaient plus la possibilité d’y participer pour des raisons dites personnelles.
J’ai toujours eu la conviction que le secteur de santé public peut être sauvé. Je me suis investi et j’ai continué mes recherches sur la question : comment sauver le secteur de la santé publique sans dépenser un sou et sans créer un conflit d’intérêt avec les lobbys ?
J’ai commencé par analyser les autres systèmes de santé des pays développés. Je suis même allé en France pour y passer une année et mieux connaître comment ces systèmes fonctionnent. Et lors de mes cinq années de résidanat, je ne cessais d’analyser les problèmes de l’hôpital public. Et comme je suis résident en anesthésie-réanimation, j’avais l’opportunité de travailler avec toutes les spécialités médicales et chirurgicales et connaître toutes les magouilles et les ficelles des différentes activités.
Un plan de sauvetage du secteur de la santé publique
Cette analyse m’a conduit à conclure que le plan de sauvetage du secteur de la santé doit se baser sur trois règles : 1- dépenser le minimum d’argent par le gouvernement ; 2- éviter les conflits d’intérêt avec les lobbys, l’UGTT et l’OTJM ; 3-Les fonctionnaires du ministère de la Santé n’auront pas à déployer plus d’efforts.
Abordons ce plan : la présidence du gouvernement aura à créer cinq comités nationaux. Pourquoi la présidence du gouvernement et non pas le ministère de la Santé ? Je vous épargne la réponse à cette question.
Ces comités seront composés dans leur majorité les sociétés savantes de médecine, des représentants du Conseil national de l’ordre des médecins (Cnom), des représentants du ministère de la Santé et des représentants de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam).
Les cinq comités seront désignés comme suit :
1 – Comité de coordination entre les sociétés savantes tunisiennes pour la création de Références médicales opposables (RMO). Créées par la convention médicale dans le but d’éviter les prescriptions abusives, celles-ci sont non obligatoires bien qu’opposables, dans le cadre de l’exercice libéral de la médecine. C’est une régulation médicale, basique et mondiale des dépenses de santé.
2- Comité de développement de la chirurgie ambulatoire : en adoptant cette révolution mondiale dans le secteur de santé, on pourra économiser des millions de dinars et diminuer la charge de travail des différents intervenants de la santé. Actuellement, tous les pays développés basent leurs plans de promotion de la santé sur le développement et l’optimisation de la prise charge des patients en ambulatoire. Un patient opéré d’une hernie inguinal ou d’une cholécystectomie est hospitalisé pendant 48 heures dans tous les hôpitaux publics tunisiens. Alors que partout dans le monde, il est hospitalisé pendant 24 heures. Il arrive le matin, bénéficie de la chirurgie et rentre chez lui le soir même. Ainsi, 55 % des chirurgies peuvent se faire en ambulatoire, il suffit de mettre en place l’organisation nécessaire et respecter les protocoles de prise en charge. Cette organisation ne coûte pas de l’argent, mais elle en fait gagner.
La France base son plan de promotion de la santé sur le développement de la prise en charge ambulatoire depuis les années 2001. Et sans dépenser de l’argent, elle économise des millions d’euros chaque année.
3- Comité des règles de bonne pratique de la prescription d’antibiothérapie et instauration du concept de référant en antibiothérapie dans tous les hôpitaux : je rappelle que la Tunisie est dans le Top 10 des pays consommateurs d’antibiothérapie dans le monde. Ceci est probablement la cause favorite de l’extinction de la race tunisienne puisque d’ici 2050, on mourra par des angines et des furoncles.
Selon une étude faite au service d’anesthésie-réanimation du CHU Monastir, quand un patient chope une infection nosocomiale, son antibiothérapie coûte en moyenne 5000 DT. Cette antibiothérapie est chère car on est obligé d’utiliser des antibiotiques très forts, conséquence de notre utilisation abusive de l’antibiothérapie. À titre d’exemple, les anciennes pénicillines sont devenues inefficaces dans la majorité des infections actuelles.
Pourtant, le fait d’affecter une équipe de référence et d’approbation composée d’un infectiologue et d’un réanimateur dans chaque CHU, qui doit être concertée lors de la prescription d’un antibiotique majeur, limite cette utilisation abusive. Par conséquent, elle limite l’émergence des germes méchants et limite le taux d’infection grave.
Est-ce que désigner deux référents d’antibiothérapie dans chaque hôpital coûte de l’argent ?
4- Comité de gestion de la fracture de l’extrémité supérieure du fémur : il s’agit de standardiser le protocole de prise en charge commun en obligeant les services d’orthopédie à opérer leurs patients dans les 48 heures aux dépens de l’activité à froid. Il s’agit aussi de mettre en place un protocole de dépistage et de traitement de l’ostéoporose.
Dans les meilleurs des cas, la durée moyenne d’hospitalisation des patients victimes de ces fractures est de 8 jours. Cela nous fait une moyenne de dépense de 8.000 à 10.000 DT par patient si on considère l’hospitalisation et la chirurgie. Or, dans le secteur privé, cette même chirurgie coûte au maximum 3.000 DT parce qu’elle est pratiquée le jour même sans retard.
Donc, si l’Etat adresse tout patient consultant pour cette fracture dans une clinique privée, lui paye les charges et lui donne 3.000 DT comme cadeau, il économisera 4.000 DT dans ses caisses.
5- Comité pour l’amélioration des stratégies de la prévention, car rares sont les projets de prévention de maladie qui ont réussi en Tunisie. On observe une hausse des cancers, du tabagisme, de la consommation d’alcool et des drogues, les MST… Ça témoigne de la défaillance de notre système de prévention.
Ces cinq solutions sont pratiques, ne coûteront pas de l’argent à l’Etat et ne provoqueront aucun conflit d’intérêt.
Ce que je propose, ce sont des mesures urgentes, efficaces à court, moyen et long termes.
* Médecin anesthésiste-réanimateur.
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