La démocratie tunisienne ne peut appauvrir indéfiniment ses citoyens, sans se faire rabrouer un jour ou l’autre, par le scrutin ou par les insurrections. Des nouvelles élites capitaliseront sur la gronde populaire, surferont sur le marasme économique et raviront le pouvoir, mettant à la porte des élites et partis incompétents sur le terrain économique.
Par Asef Ben Ammar, Ph.D *
En Tunisie et depuis quelques jours, la canicule estivale tape fort! Tout le monde en parle, tous s’en plaignent, mais personne au gouvernement ne bouge son petit doigt pour atténuer, un tant soit peu, les méfaits de la canicule sur les plus vulnérables et les aînés les plus usés par le temps. Pour les religieux au pouvoir en Tunisie, rien à faire, contre la «volonté divine qui teste ses créatures»!
En économie, c’est du pareil au même! On s’en plaint, on observe chaque matin les cafés regorger de chômeurs et on entend gémir les mères de famille face à l’explosion vertigineuse des prix. On ne fait rien d’efficace pour inverser la tendance chaotique de l’économie tunisienne. Certains baissent les bras, d’autres se bouchent les oreilles et bien d’autres ferment les yeux sur la paupérisation alarmante à l’œuvre dans le pays initiateur du Printemps arabe! Avec quelques bémols quand même! Sur le plan économique, et contrairement au fait climatique, on multiplie les causettes inutiles, les jasettes enflammées, lors de conférences verbeuses et de séminaires-bidons, traitant de l’économie, mais n’accouchant sur rien de palpable et de faisable dans l’immédiat pour la gouvernance et la prise de décision.
Plus frappant encore, certains ministres responsables des réformes, des finances et de l’investissement remâchent à volonté des discours creux et des promesses économiques, avec toujours plus d’«inchallahs», et toujours moins de véritables preuves économétriques.
Comment expliquer que l’économie de la Tunisie post-2011 en arrive là ? Pourquoi les élites gouvernementales versent autant dans un fatalisme complice et résigné face au marasme économique ? Comment expliquer l’hyperactivité des élus sur le terrain du pouvoir politique, et comment justifier leur fatalisme et leur paralysie face à la déchéance économique qui dévore le tissu industriel ?
L’Histoire des faits économiques nous apprend qu’à partir d’un certain moment, l’économique finira par se venger du politique, parfois par des violences politiques, mais souvent par une résistance, légitimée ou pas par les votes démocratiques. Oui, l’économique est têtu, voire même revanchard, et pas à peu près !
It’s the economy stupid !
«It’s the economy stupid»; ou en bon français. «C’est cela l’économie stupide»! C’est bien la formule rendue célèbre par Clinton, un célèbre président américain qui malgré ses multiples déboires conjugaux, mensonges abjects et adultères (entre autres, avec Monica Lewinsky) a remporté haut la main, plusieurs scrutins face au clan Bush, glorifié par leur fondamentalisme religieux et leur esprit guerrier en Irak. Se voulant «patriote», bien installé dans l’establishment au pouvoir, et avec un côté religieux radicalisé, le clan Bush pensait remporter le scrutin, les doigts dans le nez! Vainement, le clan Bush, comme d’autres politiciens incompétents, pensait que les électeurs sont naïfs, facilement manipulables pour se faire berner par la politique-politicienne, par des slogans qui sacrifient l’économique, ignorant le rationalisme matérialiste de l’électeur lambda. Clinton a surfé sur l’économique pour se venger du politique. Et il a réussi, donnant une leçon inoubliable aux religieux américains, mais pas seulement!
Il y a ici un enseignement à tirer par les partis au pouvoir en Tunisie, depuis 2011! Il y a ici un coup de semence adressé directement à une certaine «idiocratie» au pouvoir aujourd’hui en Tunisie. Notamment, pour leur dire que ça commence à faire lent et on ne peut plus vous faire confiance pour encore cinq ans. Il faut dire que cette même «idiocratie» a démontré son incompétence dans la gestion de l’État, manifesté son indifférence au pouvoir d’achat et exagéré des «inchallah» à répétition en politique économique et monétaire.
Cette «idiocratie» sera mise à mal lors des prochaines échéances électorales. Et pour cause, elle a une vision biaisée de la démocratie, une vision qui sépare fondamentalement le politique de l’économique.
Démocratiser la démocratie!
Démocratie? Mais de quelle démocratie parle-t-on? La démocratie tunisienne ne peut appauvrir indéfiniment ses citoyens, sans se faire rabrouer un jour ou l’autre, par le scrutin ou par les insurrections. Des nouvelles élites verront le jour pour capitaliser sur la gronde populaire, surfer sur le marasme économique et ravir le pouvoir, mettant à la porte des élites et partis incompétents sur le terrain économique.
Tant pis, si ces incompétents s’agrippent mordicus aux manigances du pouvoir politiques, tant mieux pour les nouvelles élites qui osent le défi du changement en profondeur et pour prendre les risques qui vont avec !
Mais, «à la guerre, c’est comme à la guerre» : les insiders du pouvoir, partis, députés et ministres ayant gouverné la Tunisie depuis 2011 s’organisent pour bloquer l’entrée dans le marché concurrentiel du politique. Tout est fait, pour barrer la route aux outsiders qui osent défier l’establishment, son pouvoir et son hégémonie institutionnelle. Le comble c’est que ces mêmes blocages au changement se font même au sein des partis dominés par une élite vieillissante, surannée et incompétente.
Le duel politique opposant les insiders (partis au pouvoir, establishment et élites politiques) aux outsiders (nouveaux partis, nouvelles élites et mouvements sociaux) ne fait que commencer. La montée des outsiders dans les intentions de vote en Tunisie est manifeste par l’apparition de personnalités politiques atypiques, à l’image de Nabil Karoui, patron sulfureux d’une chaîne de télévision privée, ou de Kaïs Saied, un juriste universitaire radoteur et à la retraite, ou encore de nouveaux visages venant d’organismes dits de «bienfaisance». Et ce n’est pas tout! Plusieurs potentiels candidats outisders affûtent leurs armes, même si ils viennent de nulle part. Qu’on le veuille ou non, ces outsiders seront accrédités de fortes intentions de vote pour le prochain scrutin.
La nature n’aime pas le vide, la politique non plus! L’économie n’aime pas voire un gouvernement où l’opposition courbe l’échine pour partager le pouvoir avec les élus désignés par le scrutin. Pour sortir l’économie de son marasme, les électeurs voteront pour des outsiders crées ex nihilo pour combler un vide qui ne cherche qu’à se faire combler… pour gagner les élections.
Le duel insiders-outsiders
Le duel insiders-outsiders ne fait que commencer. Celui-ci va monter crescendo avec l’approche des très prochaines élections, législatives et présidentielles. Ce duel sera fratricide et sera immanquablement arbitré par les enjeux économiques et le bilan du gouvernement sortant.
Pourquoi ? La théorie économique, nous apprend qu’en contexte de crise économique aiguë, les outsiders ont plus de chance de s’emparer des enjeux économiques pour se mettre en selle, pour déboulonner, ou du moins déstabiliser les insiders, aux moindres coûts. Un tel succès est aussi facilité par la règle du turnover, associée à l’échec économique d’une législature et à la quête, à tout prix, de nouvelles alternatives, de nouvelles têtes et de nouvelles portes de sortie de crise. Le statu quo n’étant plus une option viable!
Keynes, un célèbre économiste britannique des années 1940, a expliqué la règle opposant insider-outsider, à partir du fonctionnement du marché du travail. Quelques années plus tard, d’imminents économistes américains ont appliqué cette règle au choix des élus par le vote démocratique (Antony Down, entre autres). Le principe sous-jacent est bien simple, l’économie a ses réflexes vitaux et ses ressorts d’autodéfense, notamment pour pousser à la sortie les politicards et les partis ayant causé le marasme économique. Et leur explication veut que les outsiders aient le jeu facile pour mettre fin au pouvoir des insiders de l’establishment, en cas d’un marasme économique qui perdure.
Selon ces penseurs économistes, même les plus novices en politique, même les moins expérimentés en gouvernance et mêmes les plus profanes en économie, apporteront plus d’espoir et de changement que les insiders qui ont montré, chiffres à l’appui, leurs échecs patents.
Contrairement aux idées prônant la naïveté de l’électorat, l’électeur médian (ambassadeur des centristes) ne peut être berné plusieurs fois par les mêmes partis et élites toujours agrippés au pouvoir, sans jamais avoir été en mesure d’honorer leurs promesses économiques. Cet électeur médian finira par se rebeller en votant, juste pour sanctionner les insiders, même s’il est loin d’être convaincu par les compétences des outsiders en lice.
Sans nul doute, les principaux partis au pouvoir, en Tunisie post-2011, ont collectivement et lamentablement échoué sur le terrain de l’économique. Malgré les multiples coalitions et feuilles de route, miroitées à répétition, la déroute économique est sans appel, néfaste sur tous les plans : croissance quasi nulle, hyperinflation (7%-8%), chômage dévastateur chez les jeunes (40% parmi les diplômés), endettement exponentiel, désinvestissement, paupérisation ravageuse, corruption endémique, un dinar qui s’immole à vu d’œil. La liste des fiascos économiques est bien longue!
Les intentions de vote le démontrent! Si rien ne change au niveau institutionnel (report des élections, terrorisme, coup d’État, ou intrusion étrangère), les partis traditionnels, particulièrement ceux ayant gouverné depuis 2011, seront flagellés et à des degrés divers, lors des prochaines élections. Et ce, par le truchement du fouet de l’économique. Sans aucun doute, le parti Nidaa Tounes sera simplement décimé et rayé de la carte politique. Tahya Tounes (et partis consanguins) paiera cher aussi l’opportunisme de ses leaders girouettes, l’immoralité de ses transfuges sans conviction idéologique et dont le discours économique laisse à désirer. Plusieurs autres partis centristes ayant exercé le pouvoir, directement ou indirectement, vivront probablement le même sort.
Le parti Ennahdha ne fera pas l’exception. Il laissera des plumes, comme jamais jusqu’ici! Il se fera brasser de l’intérieur (et de l’extérieur), pour retrouver son poids véritable de parti religieux intégriste et incapable de penser les concepts des milieux d’affaires, de gérer l’économique et de promouvoir le bien-être collectif matériel des citoyens, ici et maintenant.
Les enjeux économiques d’aujourd’hui sont portés à marquer le prochain scrutin. Ils impacteront et grandement la reconfiguration de la scène politique, avec tous les risques et imprévus que cela peut comporter pour la transition démocratique en Tunisie.
* Économiste universitaire.
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