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Ennahdha au cœur du jeu politique en Tunisie : Comment en sommes-nous arrivés là ?

Youssef Chahed saura-t-il s’émanciper de l’emprise d’Ennahdha ?

Le verbe haut, masquant toujours une sourde menace, Ennahdha invite Youssef Chahed à partir au cas où il ne renoncerait pas à la présidentielle, et cite d’ores et déjà le nom de son successeur : Zied Ladhari. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Par Yassine Essid

Après deux années d’un gouvernement «postrévolutionnaire» dirigé par le mouvement Ennahdha, les islamistes avaient été congédiés comme des malpropres sous la pression d’un Occident assez naïf pour avoir placé ses espoirs sur le mythe d’une coexistence paisible entre l’islam fondamentaliste et le respect des libertés, de la diversité des cultures et des modes de vie.

La sinistre farce des islamistes au pouvoir

Voilà que dans l’un des rares pays musulmans où la religion avait toujours été mise en retrait et où la neutralité en la matière était la règle, les Tunisiens avaient été brusquement interpellés, et de façon récurrente, par la montée d’un islam exogène, l’apparition préoccupante de pratiques et de signes religieux par le biais d’une visibilité disruptive, provocatrice et agressive dans tout l’espace public désormais régulé par des autorités politiques qui s’érigeaient comme les gardiennes du Temple, sous la houlette de leur chef historique Rached Ghannouchi auquel les adhérents d’Ennahdha devaient une obéissance inconditionnelle et lui étaient liés par un serment indéfectible.

Ne reconnaissant désormais aucune légitimité au système cognitif et aux doxas séculiers de la modernité, les disciples tunisiens des Frères musulmans avaient trouvé dans la Tunisie post-Ben Ali un lieu d’action et d’expérimentation de leur corpus idéologique totalitaire, le temps pour eux de se radicaliser et de choisir le djihadisme et la répression féroce comme unique mode de gouvernement.

La citoyenneté, c’est-à-dire l’égalité d’accès à l’agir politique, au droit à la parole, raison fondamentale de la lutte contre d’anciens régimes ouvertement antidémocratiques et liberticides, était désormais soumise aux conditions d’une religiosité paradoxalement affranchie de toute pudeur et de toute morale, aussi bien dans le mode de gouvernement que dans l’usage des deniers publics.

Le gouvernement islamiste était à l’époque qualifié par ses thuriféraires comme le «meilleur et le plus fort que la Tunisie ait jamais connue de toute son histoire politique» et «restera longtemps au pouvoir».

C’est par de telles bravades puériles que les islamistes d’Ennahdha défiaient au début de leur mandature leurs opposants. Ils se croyaient les maîtres du monde et fantasmaient collectivement qu’ils étaient promis à une postérité se prolongeant d’éternité en éternité, où il n’y aurait pas de fin à leur domination et leur puissance.

Mais l’homme biologique demeurant, hélas, lié au temps, cette béatitude tant promise fut de courte durée et ils s’aperçurent très justement que le temps, cet obscur ennemi de l’éternité qui nous ronge le corps et le cœur, leur faisait grandement défaut, tout comme l’argent et la compétence pour régler tous les problèmes de pays et faire de la Tunisie un jardin des délices.

Leur sinistre farce d’une espérance de mille ans de bonheur, de lumière sans déclin, de couleurs enchanteresses et d’assouvissement sans fin de nos désirs, fut ainsi largement contrariée par leur acharnement cruel et méprisant à faire plier la volonté d’un peuple au monde hypothétique et pathétique d’une place au paradis.

Pendant le gouvernement de transition de Mehdi Jomaa, une vive opposition contre un futur Etat islamique tout droit sorti des urnes, avec des représentants élus, appliquant cette fois légitimement et effectivement les injonctions de la Loi de Dieu, s’était mise en mouvement, galvanisée peu à peu par la détermination d’un vieux cacique de la politique qui a su attirer à lui une forte masse de fidèles sans autres nuances que leur crainte des islamistes.

La déliquescence s’accélère durant les années Nidaa Tounes

La victoire à la présidentielle de Béji Caïd Essebsi et l’élection d’une majorité parlementaire issue de son mouvement, ne s’étaient pas réalisées, en 2014, uniquement sur la volonté de contrebalancer le pouvoir d’Ennahdha, qui continuait toutefois à agir dans la perspective d’un retour en force grâce à des milliers d’irréductibles, Nidaa Tounes revendiquait également le projet d’une société moderne, égalitaire et prospère, la lutte contre le chômage et l’exclusion et, évidemment, la croissance économique qui commande tout le reste.

Le récit du processus de libéralisation de la vie politique en Tunisie et l’affirmation solennelle des principes de la primauté du suffrage universel, de la séparation des pouvoirs, de l’indépendance de la justice, de la garantie des libertés d’expression et du respect des droits de l’homme, qui auraient fait penser que le pays est entré irréversiblement dans la galaxie des pays démocratiques, s’arrête ici.

Mise à l’épreuve de la réalité pendant tout le mandat de Béji Caïd Essebsi, la démocratie a été non seulement incapable de se hisser de son état embryonnaire à un niveau plus achevé, une véritable culture démocratique lui fit défaut. On peut aligner à ce propos les comportements non responsables, les pratiques non éthiques, l’absence de respect des institutions et de valeurs de la république au niveau des plus hautes instances de l’Etat, un parlement composé des représentants élus qui, bien qu’appelés à discuter, à voter les lois et à contrôler l’action du gouvernement, étaient dans leur grande majorité sous-éduqués et disposant d’une politesse de base limitée.

Tout cela était venu rappeler aux plus fervents enthousiastes, adeptes d’un fanatisme poétique à l’endroit de la démocratie, que cette alternance avait contribué à l’enracinement d’un régime de liberté susceptible d’évolution plutôt régressive, et que le mode actuel d’organisation du pouvoir, du pluralisme politique, économique et syndical, s’il venait à perdurer, finirait par en ruiner la crédibilité et la pérennité.

Une classe dirigeante incompétente, intéressée et opportuniste

Alors qu’on s’attendait à l’arrivée d’une classe dirigeante éclairée et désintéressée, on s’aperçut que certains ont été gratifiés d’un portefeuille ministériel sans en posséder la technicité; que d’autres ont été admis, bon gré mal gré, dans le seul but de se prémunir de leur capacité de nuisances en vue d’autres échéances, sans parler des apprentis apparatchiks de la majorité, initiés aux sornettes dans lesquelles excellaient leurs aïeux du parti unique.

Enfin, le pouvoir ne laisse pas indifférent et devenir ministre signifiait pour beaucoup l’accès à une sorte de troisième dimension avec tous les attributs de la puissance. Alors forcément, passer du simple état d’un pauvre inconnu à celui de détenteur de maroquin vous change la vie au point d’être désemparé lorsqu’il s’agit de retourner à l’anonymat. Dès lors, on consent à toutes les compromissions pourvu qu’on garde la fonction et on se bat becs et ongles pour en conserver tous les attributs.

Sous le gouvernement Habib Essid aussi bien que sous celui de Youssef Chahed, nous assistâmes à l’arrivée d’opportunistes qui cherchaient à réorganiser leur vie en fonction d’une carrière à réaliser, de postes à conquérir.

Des personnes qui avaient rejoint les partis sans avoir jamais fait de politique, ni gérés des départements, ni administré des institutions.

N’allez pas croire que ces gouvernements étaient sans idéologie. Ils en avaient bien une, organisée sur le mode totalitaire, mensonger, cohérent, et «mieux que la réalité elle-même», comme le dit Hannah Arendt.

C’est depuis l’appauvrissement généralisé, magistrale mystification organisée sur les thèmes du progrès et de la prospérité, la pratique de l’omerta sur les indicateurs économiques et le pouvoir de l’argent : argent réel et argent virtuel, argent sale et argent propre, argent qui domine les gouvernements par le marché et celui qui le contrôle par l’imposition de décisions du FMI et de la BM.

Sous la houlette d’un patriarche qui se veut maître absolu

Leur bilan a été aussi évident que la paupérisation de larges franges de la population. L’exercice du pouvoir n’a jamais été pour ce régime une affaire où l’on cherche à résoudre les problèmes, mais des affaires qu’on traite entre soi. Les excès que l’on reprochait naguère à l’ancien régime réapparurent aussitôt ainsi que toutes les pratiques qui, en d’autres univers, avaient pour noms : connivence, manigance, clientélisme, népotisme qui frise l’endogamie, copinage, familialisme, appartenances partisanes, collusion, «renvoi d’ascenseur», chantage, compromis et compromissions.

Etat, gouvernement et majorité parlementaire étaient sous la houlette d’un patriarche qui se voulait maître incontesté et qui avait ainsi fini par appliquer les usages du parti unique à la démocratie.

Il faut croire que le mandat de Béji Caïd Essebsi n’a pas été exemplaire. Loin s’en faut.

Ennahdha redevient l’arbitre, le meneur de jeu et le maître de la décision
Frappé dès le départ par un comportement autodestructeur, préférant sacrifier son parti aussi bien que le pays plutôt qu’éloigner son fils, Béji Caïd Essebsi se mit à dos ses plus proches sympathisants, finit même par se désolidariser de son second Premier ministre, lequel avait bénéficié, au nom de la stabilité gouvernementale, de la confiance, bien encombrante, d’Ennahdha. Ainsi, par des manœuvres habiles, le parti islamiste s’était placé en partenaire du pouvoir en place, collaborant avec les deux gouvernements tout en poussant Nidaa Tounes à la débâcle et en semant la zizanie parmi tous les prétendants à la présidentielle par des promesses fantaisistes, accordant son soutien à l’un, le retirant à un autre, pour finir par devenir à la fois l’arbitre, le meneur de jeu et le maître de la décision.

Prenant assez tôt ses distances des pratiques du système Caïd Essebsi, Youssef Chahed est arrivé à la certitude absolue qu’il porte en lui une prédisposition innée à diriger ce pays, qu’il est le modèle du leadership vertueux qui lui a manqué jusque-là.

Or en politique une conviction intime n’opère que si elle est partagée par l’opinion publique. Or celle-ci n’est pas un tout homogène et reste versatile et diverse. Certes, tout indique qu’il bénéficie de toutes les légitimités, qu’il remplit les conditions pour accéder à la magistrature suprême: il a exercé des responsabilités gouvernementales au plus haut niveau, il a la capacité de faire prévaloir l’intérêt général sur les intérêts catégoriels et possède la stature pour être en mesure de s’identifier à l’Etat. Il est en plus adossé à un courant politique qui, bien que de création tardive et opportuniste, a fait de lui son leader naturel.

Autrement dit, M. Chahed n’a pas eu à se livrer à des combats au sein d’un bureau politique pour imposer des idées, un projet de société, un programme électoral, encore moins pour justifier la nature de ses alliances afin de gagner la confiance de ses pairs. La fanfare dans le dos, il n’a été que l’heureux récipiendaire d’un parti clés en main.

Les négociations conditionnées avec Youssef Chahed

Au premier regard, tout paraît donc simple et gagné d’avance. Car non seulement les prétendants se comptent par dizaines mais plus que tout, les arguments relatifs à ses médiocres prestations en tant que chef de gouvernement ont toujours l’air de faire pschitt. Mais il y a toujours un hic. Car dans un univers médiatiquement surchargé, Youssef Chahed ne présente aucun charisme qu’il ne faudrait pas penser comme étant le propre de sa personne, mais plutôt comme résidant au cœur d’une relation sociale dans un contexte de domination. Cette relation implique un chef charismatique et ses sympathisants et, éventuellement, les électeurs indécis. Par ailleurs, ses discours devant des parterres acquis d’avance ne sont qu’un égrenage de bons sentiments et d’emballages mièvres.

De plus, il ignore la naissance à la politique d’une nouvelle génération dont les singularités devraient avoir de fortes conséquences dans les années qui viennent et qui pour le moment demeure indifférente aux combats politiques.

Mais le plus dur et le plus inquiétant reste à faire, pour lui autant que pour ses sympathisants et les adhérents de son parti. Dans sa féroce appétence pour la fonction, M. Chahed s’est grossièrement fourvoyé avec Ennahdha, faisant ainsi sauter l’irréductible clivage entre deux sources de légitimité foncièrement opposées dans ce pays. Il a écarté l’enjeu décisif qui avait permis cinq ans plus tôt la victoire de Béji Caïd Essebsi. Au-delà des militants de Tahya Younes, qui ne sont pas si nombreux que ça, il y a surtout l’opinion publique. Cette vaste conscience collective, ultime instance de légitimation, souveraine et infaillible, peu écoutée et nullement convaincue par les discours et qui serait encline à trouver que Ghannouchi et Chahed, c’est du pareil au même !

S’exprimant sur le ton de la subordination de tous à un seul, le président de l’assemblée consultative (Majliss al-choura) d’Ennahdha, a révélé, le 6 juillet 2019, que son parti «négocie actuellement avec le chef du gouvernement, Youssef Chahed, son maintien ou son départ à la tête du gouvernement sous ses conditions», et qu’«Ennahdha mettait en œuvre la politique définie par le Conseil de la Choura, à savoir, une bonne relation avec le président de la République, des rapports constructifs avec l’UGTT et des négociations conditionnées avec Youssef Chahed, tout en préservant ses intérêts».

Rompus aux manœuvres dilatoires, distantes et neutres, habitués au consensus qu’ils maîtrisent à la perfection lorsque les événements l’exigent, les islamistes se permettent aujourd’hui d’exprimer tout le dédain qu’ils portent au candidat-chef-de-gouvernement.
Le verbe haut, masquant toujours une sourde menace, Ennahdha invite Youssef Chahed à partir au cas où il ne renoncerait pas à la présidentielle, et cite d’ores et déjà le nom de son successeur : Zied Ladhari, son actuel ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale.
Ainsi, mis en demeure, deux voies divergentes s’offrent à celui qui a commencé par être d’abord l’hôte d’Ennahdha, un étranger bienvenu, pourvu d’un statut particulier fait d’égalité et de réciprocité, avant d’en devenir l’otage et un élément de chantage. Aujourd’hui, il ne tient qu’à lui pour ne pas faire l’objet de mesures de représailles.

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