Quel président (ou présidente) pour la Tunisie ? La question est sur toutes les lèvres. L’excitation s’empare de tout le monde donnant lieu à des débats houleux, mais souvent révélateurs de ce que nous sommes, à savoir, un peu capricieux, parfois arrogants, souvent versatiles, mais jamais dans la nuance.
Par Salah El-Gharbi *
Dans ce brouhaha politico-médiatique, nos «élites», dont l’expertise devraient éclairer nos esprits, atténuer nos angoisses et dissiper nos doutes, sont, eux, dans les vapes, empêtrés dans leurs vieux cantiques et leurs vertigineuses démonstrations tantôt pour soutenir leur « poulain », tantôt pour démolir son adversaire direct. Dans cette guerre sans merci, toutes les armes sont permises : la manipulation, la persuasion, l’incantation, voire même l’insulte.
En observant le paysage des médias et celui des réseaux sociaux, trois types de discours m’interpellent, m’invitent à réfléchir et me font réagir. Il s’agit des propos des «fans» des trois des candidats supposés favoris des sondages, en l’occurrence, Nabil Karoui, Abir Moussi et Abdelkrim Zbidi.
Nabil Karoui : entre Abbé Pierre et Al Capone
Parmi la foule de ces admirateurs, certains qui, il y avait quelques mois, ne miseraient pas un sou sur la nomination de Nabil Karoui comme délégué, découvrent, comme par enchantement, que l’homme aurait un irrésistible charme. «Abbé Pierre de chez-nous», pour les intimes, ce candidat aurait, paraît-il, des dons exceptionnels. Certains l’auraient vu, l’air contrit, s’avançant humblement vers les damnés de la terre, multipliant les paquets de spaghettis, guérir les malades rien qu’en appuyant sur une touche de son téléphone portable. Même éphémère, sa baraka est éblouissante, visible partout, aussi bien dans nos avenues qu’au sein de nos foyers, ramollissant les méninges de nos femmes, contribuant ainsi à stabiliser nos ménages et veillant sur notre bonheur à tous.
«Mais, en 1930, dans une Amérique en crise, le bandit Al Capone offrait lui
aussi des repas aux plus démunis! Et Pablo Escobar, le chef du cartel de Medellin, organisation criminelle spécialisée dans le trafic de cocaïne, faisait de même, en Colombie, dans les années 1980», dit-je naïvement, sans succès, comme si cela tombait dans l’oreille d’un sourd. Car, dès que vous interloquez les plus subjugués parmi les adeptes de ce gourou, aussi prolixes soient-ils, ils se mettent à bafouer, se débattant dans de vagues et tortueuses considérations. «Oui, mais, il a réussi d’avoir la chaîne la plus regardée du pays !». Sentant le désarroi de mon interlocuteur, compatissant, je me sens dans l’obligation de m’excuser pour mon indiscrétion : «Ne vous inquiétez pas, rassurez-vous, il y a pire !».
«Les Frères en prison, Moussi président !»
En effet, d’autres groupies, non moins mystiques que les partisans de Nabil Karoui ne jurent que par Abir Moussi, une prophétesse qui nous annonce avec sa voix rugueuse la «fin de l’horrible cauchemar islamiste». Sur son cheval, «La jeanne d’Arc de chez nous» est là aux portes de la ville, à la tête d’une foule galvanisée, en transe, qui scande fiévreusement : «Les Frères (musulmans, Ndlr) en prison !… et Moussi président !»
Même si son discours sent le moisi, Moussi, obstinée, est toujours là à vociférer. Hystérique, mais avec une certaine «grâce», elle réussit à réveiller le tout petit «RCD» qui sommeille en nous, nous rappeler le «bon vieux temps», l’époque où tout le monde était beau, gentil et muet, où tout se tramait soigneusement au Palais, en famille, où l’on se débarrassait aisément de la poussière en la glissant discrètement sous le tapis du salon, jusqu’à ce que le tas de poussière s’accumule, grandit, et finit par tout éclabousser …
Cette «valeureuse dame», comme une certaine intelligentsia, «démocrate et progressiste», aime bien l’appeler, a grandi, bercée par les mimiques d’un président aphasique. Assez tôt, elle a choisi son camp, celui du plus fort, appris à se gargariser de ces terribles litanies – qu’elle reproduit, aujourd’hui, mécaniquement –, à applaudir les défaites, à cautionner les échecs et à tolérer les abus.
« Mais elle va nous débarrasser des ‘‘Frères’’ !», rétorquent ces amnésiques qui semblent avoir oublié qu’au cours des années 90, on nous a longtemps bassiné avec ce type d’allégations, pour acheter notre silence, ne pas se plaindre de ces écoles qui n’étaient plus des écoles, de ces hôpitaux qui n’étaient plus des hôpitaux, de cette police qui était peu policée… Et on les a crus, tout avalé sagement, tout gentiment et un jour, «ils» sont partis dans leur retraite dorée nous laissant embourbés dans nos soucis, avec, pour certains, une seule consolation, la présence d’un sosie pour nous rappeler le «bon vieux temps», le temps où il…
Abdelkrim Zbidi, «plus patriote que patriote»
Enfin et contrairement aux deux précédentes, la troisième catégorie de nos citoyens avisés déteste les excités et recherche tout ce qui a trait à la zénitude. Mais elle ne savait pas à quel saint se vouer, jusqu’au jour où «Il» parla. Ce jour-là, la voix d’Abdelkrim Zbidi était douce, presque éteinte, pétrie d’une légère émotion qui trahit une sorte de désarroi mal maîtrisée. Le personnage paraissait touchant dans ses hésitations, émouvant dans la lutte qu’il menait pour libérer les quelques syllabes qui pourraient paraître saugrenues pour les non-initiés, mais qui dénotent une intelligence politique un cran au-dessus de notre entendement. Car, l’homme communique avec l’au-delà. Il serait même investi par des forces occultes qui, veillant sur notre destin, aurait voulu nous gratifier d’un aussi précieux présent.
Et l’engouement inattendu pour le nouveau messie s’accroît, enfle, perdure… «Certes, l’ingénuité du bonhomme est attendrissante, mais il est candidat à…». «Alors, trêve de plaisanterie, l’homme est un patriote!», me réplique vigoureusement mon interlocuteur, «démocrate, progressiste». «Mais, nous le sommes tous. Non ?». «Nenni ! Lui, il est plus patriote que patriote».
L’argument me laissa pantois et j’ai dû passer ma journée à décrypter cette énigmatique démonstration, à retourner le mot «patriote» dans tous les sens. Et soudain, en consultant, par hasard, un vieux livre, je suis tombé pas sur cette phrase : «Parce que nous sommes patriotes, nous ne laisserons pas le pays à ces traîtres, vendus à l’étranger» (les traîtres, dans leur vocabulaire, désigne les opposants au régime qui revendiquaient la liberté d’expression…)
Quoi ? Nos élites régurgitent les poncifs d’hier, ceux des «azlams» qu’ils ne se lassent pas de fustiger à longueurs de journée ? Ils veulent nous faire croire que le patriotisme serait le monopole d’un club fermé groupant Moussi et Zbidi et leurs acabit ?
En somme, le bonhomme, s’il avait une qualité, ce serait celle de «ne pas être» pleinement. S’il a été maintenu sous Ennahdha et sous Nidaa, après avoir servi sous Ben Ali, et qui encore ?, ce n’était nullement pour ses qualités de gestionnaire, ou pour une supposée «intégrité morale» qu’on se plaît à lui prêter, encore moins, pour sa dite «sincérité», mais plutôt parce qu’il était un homme «sage», inoffensif et émoussé. En définitive, on avait besoin d’un «nafs moumna» (brave homme) et il n’y avait pas mieux que lui pour remplir la fonction.
D’ailleurs, cet homme a été durant sept années à la tête du seul ministère où il est appelé à ne rien faire, tellement la structure sur laquelle il devait veiller est bien huilée, autant dire autogérée. Il n’a pas été appelé au chevet d’un malade mais à la tête d’un ministère qui a ses codes et ses traditions.
Pour l’anecdote, quand Habib Bourguiba éconduit Béji Caid Essebsi du ministère de l’Intérieur, il lui confie la Défense. Selon un ancien officier supérieur, ce dernier bouda durant un an, confiné dans sa plaque, à ruminer sa défaite.
* Universitaire et écrivain.
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