Accueil » Où va la Tunisie entre la fin d’un cauchemar et le début d’un autre ?

Où va la Tunisie entre la fin d’un cauchemar et le début d’un autre ?

La Tunisie bien-pensante s’est réveillée, ce matin, avec une terrible gueule de bois : le scénario qu’elle redoutait le plus s’est réalisé, avec l’annonce de la victoire au 1er tour de la présidentielle anticipée d’un universitaire à la retraite sans aucune expérience politique et d’un magnat de la télévision en prison, poursuivi pour des affaires de corruption financière et de blanchiment d’argent.

Par Ridha Kéfi

Il s’agit de résultats préliminaires de sortie des urnes présentés hier soir, dimanche 15 septembre 2019, sur les chaîne El-Hiwar Ettounsi et Attessia, par deux cabinets de sondage d’opinion, Sigma Conseil et Emrhod Consulting, qui ont donné, tous deux, des résultats similaires, à une différence de un ou deux points, la victoire à Kais Saïed, un universitaire à la retraite, professeur de droit constitutionnel, surnommé Robocop, pour sa façon de parler en arabe littéraire châtié, comme dans un film historique, avec un débit machinal, monocorde et quasi robotique, avec 19,5 % des suffrages, et Nabil Karoui, patron de la chaîne Nessma, incarcéré à la prison de Monaguia depuis le 23 août dernier dans le cadre de poursuites judiciaires pour évasion fiscale, corruption financière et blanchiment d’argent.

Dire que ce résultat est une surprise est pour le moins inexact, car les sondages mettaient ces deux hommes en tête des intentions de vote depuis plusieurs semaines et il fallait beaucoup d’insouciance et d’aveuglement politiques de la part de leurs concurrents pour entrer dans la course sans sentir venir.

La classe politique traditionnelle laminée

Hier matin, au moment de l’ouverture des urnes, nous écrivions sur ces mêmes colonnes sous le titre prémonitoire « Les Tunisiens aux urnes: Elisons une personnalité digne de siéger au palais de Carthage », en soulignant notre crainte de l’issue de ce scrutin. «Cette crainte partagée par beaucoup de Tunisiens et de Tunisiennes peut être résumée dans cette interrogation : et si les urnes donnaient, pour le second tour, par une sorte de vote sanction ou de dépit ou de désespoir, deux de ces candidats controversés, quel intérêt aurait encore ce scrutin pour une majorité d’électeurs, déjà ulcérés par le déroulement de la campagne électorale du 1er tour ?», ajoutions-nous.

Maintenant, les faits sont là et les dés son jetés: la classe politique traditionnelle, celle qui a gouverné la Tunisie depuis son indépendance, en 1956, constituée des socio-libéraux et, à partir de 2012, des islamistes, est quasiment laminée. Ses dirigeants, qui sont allés dans la course en rangs dispersés, et quasiment sans vision et sans programme, mais avec des ambitions démesurées, n’ont plus que leurs yeux pour constater l’ampleur des dégâts et… pleurer. Il leur reste cependant un mince espoir: panser leurs blessures narcissiques, digérer la défaite, en tirer de bonnes leçons et partir à la reconquête de l’Assemblée des représentants des peuples (ARP), centre du pouvoir politique selon la constitution de 2014.

Mais, là aussi, rien n’est moins sûr, car le temps est court, les élections législatives étant prévues dans trois semaines, le 6 octobre 2019, et la confiance va être très difficile à retrouver, celle qui permettra aux perdants d’hier de mobiliser leurs troupes et d’intéresser leurs électeurs qui les ont sanctionnés, ne croyant plus en leurs promesses sans lendemain et écœurés par leurs querelles de clochers, aussi risibles qu’e futiles, au regard des problèmes où se débat une grande partie de la population : baisse du pouvoir d’achat, inflation plafonnant à 7%, creusement des déséquilibres sociaux et régionaux, détérioration des services publics, aggravation des fléaux du népotisme, du clientélisme et de la corruption, et j’en passe.

Deux loups dans la bergerie de la fragile démocratie tunisienne

Mais on n’est pas encore là, car, bien avant une hypothétique reconquête du pouvoir, le problème aujourd’hui est de faire aboutir un second tour de la présidentielle dont la gestion va être un véritable casse-tête pour les trois pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire, et pour la classe politique dans son ensemble, qui va devoir s’accorder sur le sort de l’un des deux vainqueurs, Nabil Karoui, qui ne pourra passer, sans transition, de la prison de Mornaguia au Palais de Carthage: ce serait un conte de fée pour lui mais un insupportable cauchemar pour l’Etat de droit et, surtout, pour la moralité publique.

Car, sur la base de quel droit et de quelle morale va-t-on accorder à cet homme réputé hors-la-loi le droit à l’immunité présidentielle alors que beaucoup de ses codétenus croupissent en prison pour de menus délits : chèque sans provision, consommation de cannabis ou rapport homosexuel? Et puis, quelle image donnerions-nous de notre justice et de notre société, si nous permettions à un homme, qu’un épais dossier judiciaire accable, de sortir impunément de prison et de devenir LE magistrat suprême.

C’est, rappelons-le, cette immunité que Nabil Karoui recherche en présentant sa candidature à la présidentielle et en créant, à quelques mois des législatives, en deux pas trois mouvements, comme un magicien sortant un pigeon de sa manche, un parti fait de bric et de broc, Qalb Tounes, déjà parti à l’assaut de l’Assemblée et qui, n’en doutons pas, sera revigoré par la victoire de son chef.

C’est, rappelons-le aussi, ce scénario à la Silvio Berlusconi, magnat de la télévision et de la publicité, comme Nabil Karoui, et, troublante coïncidence, son associé dans la chaîne Nessma, que l’actuel pensionnaire de la prison de Mornaguia et vainqueur du 1er tour de la présidentielle, a concocté et dont il espère la réalisation : siéger bientôt au Palais de Carthage, faire accéder son parti à l’Assemblée et, dans la foulée, faire voter des lois qui laminent le pouvoir judiciaire, lui coupe les ongles et, ce faisant, s’assurer l’impunité avant la fin de son mandat… dans cinq ans.

Est-ce cette démocratie-là, au service des lobbys de la corruption et du banditisme en col blanc, que nous cherchons à construire dans cette Tunisie qui sort à peine de six décennies d’autoritarisme politique ?

La gifle d’hier soir est censée nous réveiller de notre torpeur: le pire est encore à venir, alors que le pays croule sous les dettes extérieures et a du mal de relancer son économie atone et paralysée.

Articles du même auteur :

Donnez votre avis

Votre adresse email ne sera pas publique.