Le verdict du 1er tour de l’élection présidentielle anticipée est tombé : Kaïs Saïed ou Nabil Karoui occupera pendant cinq ans renouvelables le Palais de Carthage. La vérité de cette sentence est bien plus qu’une sanction du système, il s’agit d’un rejet total de ceux qui le représentent de près ou de loin.
Par Marwan Chahla
Avant-hier, dimanche 15 septembre 2019, la Tunisie a jeté le bébé avec l’eau du bain. Il n’y a pas meilleure image pour décrire ce coup de théâtre.
Bien sûr, il y aura toujours de brillants analystes pour vous dire qu’ils ont vu tout cela venir à grands pas, qu’il n’y a aucune surprise en ce résultat et que cette issue était prévisible depuis quelque temps déjà. Il y aura toujours de savants chroniqueurs qui vous rappelleront les résultats des municipales de 2018, leur taux d’abstention élevé, le désaveu qu’ont essuyé, à cette occasion, les partis établis et la percée du vote «indépendant.»
Un vote sanction à la proportion d’un «Dégage !»
Que la sanction prenne les proportions d’un «Dégage !» aussi total et qu’elle soit sans appel – avouons-le – a de quoi étonner. Qu’on se rende bien compte que les électeurs ont opposé un non catégorique à un président de la République, à un président de l’Assemblée des représentants du peuple, à trois premiers ministres et à huit ministres – soit la moitié des candidats au scrutin, ou plus si l’on tient compte des deux désistements de dernière minute.
Bref, l’avalanche «dégagiste» n’a rien épargné, ni personne: tout le système qui a gouverné le pays depuis bientôt neuf ans, avec ses pouvoirs législatif et exécutif, a été balayé pour laisser place à deux représentants de ce que l’on appelle savamment «l’anti-système.»
Pour les cinq années à venir, donc, une certaine Tunisie insoumise a décidé de confier les clés du Palais de Carthage à Kaïs Saïed ou Nabil Karoui qui, admettons-le, sont des individus pour le moins originaux. Pour ceux qui n’ont pas voté pour eux, le premier est un professeur de droit illuminé décidé à remettre à zéro les compteurs de la révolution et à réécrire la constitution. Pour ceux qui n’ont pas voté pour Kaïs Saïed, ils garderont de lui cette image caricaturale de robot débitant, par cœur, les articles, alinéas et autres paragraphes de textes de loi et de la constitution, à n’en pas finir.
Le second, quant à lui, est un personnage incontournable du paysage médiatique tunisien. Avec sa «Nessma, la chaîne familiale» et son opération caritative Khalil Tounes, Nabil Karoui a été capable de tisser une proximité forte et étroite avec les petites gens des régions défavorisées du pays.
Pendant au moins trois ans, son œuvre de bienfaisance a gagné la sympathie de centaines de milliers de nos compatriotes que «le système» a ignoré… Que le Berlusconi tunisien soit accusé d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent importe peu à ceux qui reçoivent ses colis de provisions, ses matelas et ses couvertures. Pour les nécessiteux qui vivent à la marge de la société tunisienne, Nabil Karoui reste un sauveur et ses promesses mirobolantes de redistribution des richesses du pays ne sont nullement trompeuses.
Et le jour où il a été incarcéré à la prison de la Mornaguia, le «système» a offert à cet homme issu du «système» et rebellé contre lui le meilleur cadeau électoral: à ceux qui hésitaient encore, la preuve leur a été donnée que leur héros est un homme qui dérange l’establishment. Qu’il n’ait pas droit de faire sa campagne électorale comme les autres candidats et qu’il soit réduit au silence dans une cellule de prison ne changera rien à la donne: Nabil Karoui devançait déjà ses concurrents de plusieurs longueurs. A l’extérieur, son équipe, son argent, une certaine bien-pensance légaliste et son épouse éplorée se sont chargés du reste…
Demain, le réveil sera encore plus brutal pour les Tunisiens
Donc, c’est là où nous en sommes aujourd’hui: au deuxième tour de cette présidentielle 2019, les électeurs tunisiens – souhaitons que nous ne choquerons personne – auront à choisir entre la peste et le choléra.
Entre-temps, la dévastation du scrutin présidentiel n’épargnera pas non plus l’ARP: les Ennahdha, Nidaa Tounes, Tahya Tounes, Machrou, Attayar, Al-Harak, Al-Badil et autres formations paieront le prix fort de leurs omissions, retards, incompétences et magouilles… Ils devront tous rendre des comptes et ils n’ont rien à dire pour se défendre.
Demain, le réveil sera encore plus brutal pour la Tunisie: la success story tunisienne aura laissé beaucoup de gens sur le tapis, et elle le paye aujourd’hui chèrement avec ce vote qui projette le pays davantage dans l’inconnu…
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