Les Tunisiens qui se déplaceront pour élire leur prochain président n’auront même pas la possibilité de voter utile ou de choisir le moins mauvais des deux candidats, dans la mesure où les deux présentent une menace réelle pour le pays.
Par Khémaies Krimi
L’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) a confirmé, hier mardi, 17 septembre 2019, ce qu’avaient pronostiqué les bureaux de sondage, depuis quatre mois : la victoire, au premier tour de la présidentielle anticipée de 2019, organisée deux jours auparavant, des candidats Kais Saied «indépendant» et Nabil Karoui du parti Qalb Tounès, et ce, sur un total de 26 postulants en lice.
Le triomphe de ces deux outsiders populistes, sans passé militant connu, a été interprété, à chaud, comme une claque démocratique, voire comme un vote sanction des partis modernistes et islamistes qui ont gouverné la Tunisie, à la faveur d’un improbable consensus, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011.
Selon les observateurs, ce vote constitue, non seulement, un tournant historique qui annonce une recomposition profonde du paysage politique dans le pays, mais également, un éclatement des «familles» démocrate et moderniste et islamiste, qui sont allés à ce scrutin en rangs dispersés. Et pour cause. Le succès de Kais Saied, l’universitaire constitutionnaliste, et Nabil Karoui, le patron de la chaîne de télévision Nessma, est venu consacrer l’émergence, dans le pays, de deux nouvelles formes de populisme que l’on peut qualifier, respectivement, de «moral» et d’«alimentaire».
Kais Saied, champion du populisme moral
Kais Saied, qui a exploité le vivier électoral des exclus des partis politiques dont le tandem Nidaa Tounès et Ennahdha, s’est distingué par son discours conservateur et moralisateur, qui a subjugué des Tunisiens déboussolés en quête de référence identitaire et d’autres indignés, qui sont descendus dans la rue, le 14 janvier 2011, pour faire tomber le régime de l’ancien dictateur Zine El Abidine Ben Ali. Ce sont ces populations-là qui ont soutenu Kais Saied et l’ont porté au second tour.
Ces gens-là s’étaient regroupés au sein de ce qui reste de la Ligue de protection de la révolution (LPR), une milice islamiste créée en mai 2012 avec l’objectif de préserver «les acquis de la révolution» et de «renforcer l’identité arabo-musulmane» de la Tunisie. Des éléments issus de la gauche anarchiste et des nationalistes arabes en rupture de ban les ont rejoints pour constituer un corps électoral on ne peut plus disparate auquel seule la personnalité carré de Kaies Saied semble donner un semblant de cohérence ou d’unité.
Pour revenir au programme de cet improbable candidat au palais de Carthage, rappelons qu’il a promis aux intégristes religieux, entre autres, d’instaurer une démocratie directe à la Kadhafi (comité populaires locaux), de retirer le projet de réforme sur l’égalité successorale entre l’homme et la femme, d’empêcher la dépénalisation de l’homosexualité, de maintenir la peine de mort et de veiller à ce que les prochaines lois ne soient pas en contradiction avec les préceptes de l’islam, religion de l’Etat tunisien. Et pour s’attirer le vote des nationalistes arabes, il a tenu un discours anti français, accusant la France d’avoir pillé les ressources du pays durant la période coloniale, agitant ainsi de vieux démons que le renforcement de la coopération tuniso-française au cours des 60 dernières années a presque fait oublier.
Aux Tunisiens dont les revendications tournaient essentiellement autour de l’emploi et de l’amélioration des conditions de vie dans les régions déshéritées, Kais Saied, qui a été soutenu par un réseau de jeunes Facebookers répartis sur tout le pays, il a promis d’amnistier les hommes d’affaires impliqués dans des affaires de corruption à la seule condition qu’ils investissent dans ces régions. Il n’a cependant pas expliqué la manière avec laquelle il compte s’y prendre.
Nabil Karoui, le père Noël du sous-prolitariat rural
Quant à Nabil Karoui, incarcéré depuis le 13 août et poursuivi dans des affaires de blanchiment d’argent et de fraude fiscale, il a fait de la misère des démunis un véritable business politique.
Surnommé, tour à tour, Abbé Pierre, Mère Teresa, Père Noël, ou encore «le Berlusconi tunisien», en référence à l’ancien président du conseil italien, lui aussi magnat de télévision, ce candidat, est loin d’être anti- système, comme le présentent abusivement ses partisans, car il a toujours été au cœur du système politique. Co-fondateur de Nidaa Tounes, il était très proche de l’ex- président Béji Caïd Essebsi, et du président du parti islamiste Rached Ghannouchi, et avait ses entrées au Palais de Carthage et au siège d’Ennahdha à Monplaisir.
On doit dire plutôt que cet homme du système a rusé avec le système en exploitant ses porosités, notamment une mauvaise loi sur les associations, pour se lancer dans des actions en apparence caritatives, mais dont la portée politique n’a pas tardé à sauter aux yeux.
En l’absence de contrôle strict du financement des associations, la Fondation Khalil Tounes, créée par Nabil Karoui, a sillonné la Tunisie rurale pour distribuer aux pauvres et éternels exclus du développement toutes sortes d’aides (denrées alimentaires, vêtements, couvertures, fournitures scolaires, soins de santé…). Et c’est ainsi qu’il s’est forgé une popularité auprès de ce sous-prolétariat et qu’il est monté dans les sondages, avant de se faire élire au 2e tour de la présidentielle anticipée.
Cependant, cet homme hors-la-loi (sa chaîne Nessma diffuse illégalement ses programmes), «border line» et sans scrupules, arrivera-t-il au bout de ses rêves : passer de la prison de Mornaguia au palais de Carthage et de la posture de repris de justice à celui de magistrat suprême ? Ce serait, on s’en doute, le signe de l’échec final de la transition démocratique tunisienne.
Choisir entre la peste et le choléra
Par-delà ces considérations sur les deux candidats au second tour de la présidentielle anticipée, tout Tunisien doué de bon sens, qui regarde de près les programmes et projets de ces deux outsiders de mauvais aloi et les étudie par rapport à ce qui se passe dans le monde, et particulièrement par rapport à la 4e révolution industrielle en cours, se rendra facilement compte qu’ils ne mèneront la Tunisie nulle part, et ce, pour deux raisons.
La première est qu’il n’existe aucun pays dans le monde qui a édifiée sa prospérité sur des promesses de types identitaires ou démagogiques. En Tunisie, les deux régimes post-révolution, celui de la «Troïka» conduit par Rached Ghannouchi et celui de Nidaa Tounès sous la houlette de feu Béji Caïd Essebsi ont mené le pays à la banqueroute. Pis, partout dans le monde, les projets identitaires sont assimilés, de nos jours, au sous-développement et à ses corollaires, la violence et le terrorisme.
D’ailleurs, ce n’est par hasard si les nostalgiques du 6e califat étaient les premiers à annoncer leur soutien au candidat Kais Saied pour le 2e tour. Il s’agit, notamment, d’Ameur Larayadh et Abdellatif Mekki, dirigeants d’Enahdha, Moncef Marzouki, ancien président provisoire désigné par les islamistes, Seifeddine Makhlouf, l’avocat préféré des djihadistes, le conservateur Mohamed Lotfi Mraihi, le nationaliste arabe Ahmed Safi Said, le syndicaliste à l’origine de tous les malheurs du secteur de l’éducation, Lassaad Yakoubi…
La seconde est qu’aucun pays au monde n’est parvenu à se hisser au rang des pays développés et industrialisés par l’assistance sociale ou par la charité. L’amélioration de la situation matérielle et morale des gens, que ce soit en milieu urbain ou rural, passe par la construction d’une économie solide, solidaire et pérenne, portée par le travail, la production et l’exportation.
Sur la base de cette remarque et au regard des multiples risques que font encourir les deux candidats au pays, les Tunisiens qui se déplaceront pour élire leur prochain président n’auront même pas la possibilité de voter utile et de choisir le moins mauvais des deux candidats dans la mesure où les deux présentent une menace réelle pour le pays. Et si jamais ils le feraient, ils auraient à choisir entre la peste et le choléra. Ce sont là, hélas, les aléas de la démocratie.
Le risque majeur pour le pays serait de voir sa transition démocratique bloquée de nouveau par l’effet d’éventuels désaccords entre un de ces deux futurs présidents, sans majorité présidentielle, avec le futur chef de gouvernement issu de cette majorité.
Dans le cas du scénario où le futur président aurait une majorité parlementaire et serait en harmonie avec le chef de gouvernement, ce serait tout simplement la catastrophe. Car, qu’est-ce qui empêcherait ces derniers de changer les règles de jeu, d’imposer leur mainmise sur le pouvoir judiciaire, de faire libérer les barons de la corruption, d’assurer l’impunité aux autres encore en liberté et d’instaurer, progressivement, une nouvelle dictature ?
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