Face au «dégagisme» et au populisme électoral le plus abject, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) doit sortir de son mutisme et s’exprimer sans détour pour déclencher le changement, avec une politique monétaire proactive et vraiment indépendante, non seulement à l’égard du gouvernement, mais aussi à l’égard du FMI et ses multiples satellites (internationaux et nationaux).
Par Asef Ben Ammar, Ph.D
Une situation plutôt atypique et qui frôle l’absurde ! Alors que l’économie tangue de manière chaotique, elle se fait manipuler viscéralement par les discours dépensiers des candidats aux élections (présidentielle et législative), au vu et au su de la Banque centrale de Tunisie (BCT) qui reste de marbre, se terrant dans le silence, ne bougeant pas le moindre petit doigt pour décrisper l’ambiance; et générer de l’espoir, au moins en se mettant au diapason de tout ce que les campagnes électorales engendrent comme promesses économiques et anticipations budgétaires de court et moyen termes.
Le silence de la BCT est incompréhensible et contre-productif! Il en dit long sur les allégeances forcées de son conseil d’administration à un monétarisme ultra-orthodoxe à tout va, imposé par les diktats du Fonds monétaire international (FMI), et convenu par les accointances avec certains décideurs et partis représentés dans le gouvernement sortant.
Baisser le taux directeur pour initier un nouveau cycle économique !
Le gouverneur de la Banque centrale, nommé depuis un peu plus de 2 ans par le chef de gouvernement Youssef Chahed, doit sortir de son mutisme, se libérer pour agir, dans une optique de bonne gouvernance digne de la «Banque des banques» de la Tunisie. Les acteurs économiques tunisiens souhaitent le voir s’exprimer sans détour pour déclencher le changement, avec une politique monétaire proactive et vraiment indépendante, non seulement à l’égard du gouvernement, mais aussi à l’égard du FMI et ses multiples satellites (internationaux et nationaux).
La BCT doit retrouver son bon sens, ajuster sa lecture et manifester plus de maturité dans sa lecture de la gravité du contexte monétaire. Elle, qui a déjà le pouls de l’économie dans ses différents malheurs, doit abandonner la posture d’autruche, qui enfonce la tête dans le sable pour ne rien voir, ne rien dire et ne rien faire pour sortir l’économie d’un cycle récessif, aggravé par tous les risques issus des élections en cours.
Incontournable, la BCT doit baisser son directeur d’au moins 200 points de pourcentage d’un seul coup! Et ce, pour générer l’effet de choc, ramenant son taux directeur à 5,75%, au lieu de 7,75%. Pourquoi ?
Alors que l’économie bat de l’aile et que les élections présidentielles et législatives versent tous azimuts, dans le «dégagisme» et le populisme électoral le plus abject, la BCT renfloue à la vitesse de l’éclair ses réserves en devises fortes (103 jours, contre 59 jours il y a quelques mois), fait monter les taux de change et permet aux banques commerciales d’engranger des bénéfices abyssaux et des rentes annuelles indues, se chiffrant en milliards de dinars.
En face, les dindons de la farce! Les investisseurs, les consommateurs et les honnêtes payeurs de taxes, de tout bord et de toutes les régions, suffoquent et ont une peine folle à se trouver de l’argent frais, auprès du système bancaire et avec des taux d’intérêt en phase avec une tendance mondiale poussant les banques centrales à réviser à la baisse leur taux directeur.
Dans plusieurs pays de l’OCDE, les taux directeurs ont baissé drastiquement la semaine dernière pour devenir négatifs en Europe, envoyant un message fort aux investisseurs, aux consommateurs et entreprises, disant «on vous prête à volonté pour consommer et investir et on vous demande de rembourser moins que ce qu’on vous prête». Le message prône la relance de l’économie et fait fi de la rigueur monétariste ultra-orthodoxe.
La situation est atypique, en Tunisie le taux directeur est de 7,75%, au Maroc, il est de seulement 2,25%, au Sénégal de 2,5%, en Algérie de 3,5%, aux États-Unis de 1,75% et en Europe de -0,57 %.
Restaurer la confiance de la BCT et mieux gouverner le marché monétaire
Le silence et l’inaction affichés par la BCT amplifient les risques politiques et font peur aux acteurs économiques. Comment attirer les investisseurs internationaux quand les banques marocaines ou sénégalaises, par exemple, prêtent à des taux trois fois moins chers que ceux de la Tunisie? Comment rassurer les touristes, les émigrés et les entreprises, face aux incertitudes qui s’installent avec des élections législatives de plus en plus malsaines, mettant en compétition plus de 210 partis, 15.500 candidats, pour seulement 217 sièges à pourvoir. Le tout pour un pays d’à peine 11 millions et qui subit encore les méfaits du terrorisme.
La politique monétaire doit changer! Le gouverneur et le conseil d’administration de la BCT doivent se remettre en question et retrousser les manches pour agir de façon urgente (imprévisible) et contre-cyclique, surtout que la situation budgétaire est très tendue, et pouvant générer rapidement plusieurs effets pervers préjudiciables.
Les politiques monétaires des trois dernières années ont fini par générer un vrai assèchement des liquidités sur le marché monétaire. Et cela étrangle les entreprises, les empêchant d’investir, de créer de l’emploi et d’inverser la tendance récessive qui paralyse l’économie. La consommation et la demande agrégée souffrent de cet assèchement monétaire qui fait flamber les taux d’intérêt à plus de 14%, dans certaines régions et filières productives. En même temps, l’épargne, très mal rémunérée par les banques officielles (5%), finit par se réfugier dans le marché informel et les activités spéculatives, voire même illicites.
Les ménages sont forcés, malgré tout, à se trouver de l’argent frais, et un grand nombre de familles bradent avec regret leurs «bijoux de famille», au profit de réseaux mafieux et structurés qui font fondre l’or et l’exportent en lingots, en grande quantité. Ce n’est pas par hasard que les services douaniers mettent la main sur des quantités de plus en plus grandissantes de lingots d’or destinés à l’exportation (des prises dépassant les 50 lingots d’un kilogramme chacun).
Les touristes visitant en grand nombre les régions côtières (Hammamet, Sousse, Monastir, Djerba, Zarzis, etc.) se plaignent du fait que les banques n’alimentent pas quotidiennement et suffisamment leurs distributeurs de liquidité (ATM, etc.), créant de facto des frustrations, des files d’attente devant les distributeurs bancaires, et ce dans des espaces touristiques, où tout est prévu pour dépenser et consommer.
Et comme trop ce n’est pas assez, les banques commerciales profitent de la situation et plafonnent systématiquement les retraits bancaires à 300 dinars par retrait, en facturant au passage des frais allant jusqu’à 45 dinars par retrait (15%). Ces banques forcent la note quand les retraits se font à partir des banques internationales crédibles et offrant des cartes de débit ou de crédit prestigieuses et solvables (Master-Card, Visa, Américan Express, ou autres).
La BCT laisse faire, et les banques commerciales ne se privent pas, tirant profit de cette aubaine en prêtant massivement au gouvernement, notamment pour que ce dernier paie les salaires de ses fonctionnaires. Les banques se font rémunérer à des taux élevés, voire abusifs, sans prendre des risques commerciaux et sans chercher à innover leur gouvernance pour mieux rivaliser avec les compétiteurs, en Tunisie ou à l’étranger.
Halte aux complicités et stop aux mesures trompe-l’œil de la BCT
Les pratiques bancaires censées être sous contrôle direct de la BCT, sont de plus en plus excessives et démotivent les citoyens à faire affaire avec les banques officielles, préférant thésauriser, ou faire affaire avec le marché parallèle, qui a ses propres réseaux de financement souterrain, apparemment plus attrayant et plus prospère dans les grandes villes et les régions côtières.
Les médias et les économistes doivent aussi aider à combattre les tabous et arguments érodés de la BCT, qui ne fait que sacrifier la relance économique au profit d’une prétendue lutte à l’inflation. Or, malgré tous ses efforts, l’inflation ne fléchit point, et cela dénote d’une fausse lecture du contexte, voire même une aliénation conceptuelle imposée par le FMI et tractée avec le gouvernement sortant.
En Tunisie, tous les économistes savent que l’inflation est un phénomène purement monétaire créé principalement par les politiques gouvernementales, ayant bourré la fonction publique par des salariés improductifs (2012-2013), ayant fait exploser le train de vie des élites politiques (ministres et élus) et doper comme jamais la taille de l’État. L’inflation est issue de la mal-gouvernance et l’improductivité de l’administration publique depuis 2012. Et tant et aussi longtemps que le gouvernement ne fait rien pour se serrer la ceinture, les efforts de la BCT restent vains et injustes.
La BCT doit dire la vérité aux Tunisiens, et elle doit travailler fort pour restaurer sa crédibilité. La BCT ne peut rien faire contre cette improductivité de l’État, et aux maux liés à la dévalorisation du travail (par les siestas et fiestas) des fonctionnaires.
La BCT doit promouvoir la transparence de ses décisions (par comptage public des votes au sein de son Conseil d’administration au sujet du taux directeur et autres mesures monétaires). Elle doit arrêter de sanctionner par sa mal-gouvernance les investisseurs créatifs, les consommateurs fiables et les honnêtes payeurs de taxes.
La BCT doit assumer pleinement son rôle et rester dans son texte (de création)! Elle doit arrêter de jouer les pompiers ou faire le paratonnerre pour les milieux politiques portés à être génétiquement progaspillage et anti-réformes douloureuses.
* Universitaire au Canada.
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