Dans cette lettre ouverte à Kaïs Saïed, l’auteur interroge le candidat au second tour de la présidentielle, prévu dimanche prochain 13 octobre 2019, sur ses véritables dispositions et compétences pour occuper la magistrature suprême.
Par Hichem Cherif *
Cher ‘Si’ Kaïs Saied, je vous écris une lettre que vous lirez peut être si vous en avez le temps.
En écoutant une de vos interviews, vous avez brouillé les belles images que j’avais des enseignants à qui on fait confiance pour éduquer et former nos enfants. Je m’attendais à ce que, en tant qu’éducateur, vous nous expliquiez comment êtes-vous arrivé à influencer tous ces jeunes pour qu’ils vous adoptent et vous aident dans votre campagne, comment les avez éclairés sur la situation économique de leur pays et sur la manière avec laquelle vous comptez le faire sortir du marasme actuel et le projeter dans un meilleur avenir, car je n’ose pas croire que vous avez profité de leur «ignorance» pour leur dire que vous allez être le porte-parole du peuple sans leur avoir expliqué que le Tunisien moyen dont vous prétendez porter la voix consomme plus qu’il ne produit, vit au-dessus ses moyens et s’endette outrageusement, la Tunisie occupant le 6e rang mondial des ménages endettés.
Leur aviez-vous expliqué que la dette du pays représente 70% de son PIB dont la majeure partie part dans les dépenses courantes et non dans les investissements structurels; que la caisse de compensation va disparaître dans les prochaines années car c’est une exigence de nos créanciers, qui volent au secours de notre économie par des crédits que nos enfants vont devoir, un jour, payer ? Cette caisse, vous n’êtes pas sans le savoir, donne au peuple une illusion de pouvoir d’achat en compensant le pain, l’huile, le sucre, les pâtes, l’essence, les livres et les cahiers scolaires, les médicaments… alors qu’en réalité il n’a pas les moyens pour se permettre de telles dépenses.
Leur aviez-vous expliqué que seulement 52% de l’activité économique paye des taxes et que les 48% restant n’en payent pas et agissent dans le «noir», que lorsque le Tunisien achète ses fruits et légumes du vendeur ambulant garé sur le trottoir, il participe à l’appauvrissement de l’Etat dont il réclame plus de santé, d’éducation, de routes…; et que plus de 40% des taxes municipales des particuliers ne sont pas payées.
Ne me dites pas que ce comportement néfaste d’une partie du peuple dont vous portez la voix est une réponse à la malversation de ses dirigeants ? Ce serait trop téléphoné et, surtout, un tantinet exagéré.
J’aimerais bien savoir comment, en tant qu’éducateur (car je n’ose pas croire que vous êtes un manipulateur, surtout que l’on dit que vous êtes juste et intègre), vous leur avez expliqué comment ils doivent agir pour remettre leur pays en marche afin de pouvoir se garantir, eux-mêmes, une vie meilleure. Leur avez-vous promis, comme Winston Churchill, aux Britanniques, au début de la 2e guerre mondiale, des larmes, de la sueur, et du sang pour venir à bout de la barbarie hitlérienne ?
Êtes-vous un éducateur et un formateur ou le manipulateur d’une jeunesse qui n’a pas les moyens et les outils pour appréhender la situation économique du pays dans sa globalité ?
Vous faites de la pédagogie ou du populisme pour induire en erreur un peuple qui n’a pas les bases nécessaires pour bien analyser le marasme de son propre pays dont il est le premier responsable par son comportement «consumériste» et par le peu de cas qu’il fait de la «valeur travail» ?
Souvent, les éducateurs oublient, quand ils s’adressent à des élèves ou à des étudiants, qu’il s’adresse en réalité à des «ignorants» qui n’ont pas le bagage nécessaire pour le contredire ou lui poser les bonnes questions. Est-ce votre cas aussi ?
Un bon «manager» c’est celui qui propose des solutions «globales» tout en mesurant l’ampleur des ondes de choc que sa décision va engendrer. Mais celui qui se contente de faire du populisme pour plaire à des personnes qui n’ont pas les moyens d’appréhender l’ensemble des problèmes est un «manipulateur» et j’ose dire un «criminel» car il induit en erreur ses propres électeurs et hypothèque leur avenir et celui de la nation tout entière.
Cher ‘Si’ Saïed, avez-vous géré des hommes, des groupes, des projets, des entreprises ou des institutions et appris ainsi à affronter plusieurs problèmes en même temps et à les régler tous à la fois ?
Vu que vous n’avez pas d’expérience managériale, avez-vous fait appel à des experts ou des gens de l’art qui vous ont confirmé que ce que vous avez proposé lors de votre interview citée ci-haut est réalisable et que les solutions «théoriques» que vous préconisez sont les meilleures pour le peuple dont vous portez la voix ?
On dit que vous êtes juste et intègre, alors soyez-le et dites-nous comment avez-vous expliqué à tous ces jeunes qui vous supportent toute cette science économique et managériale qui va sauver un peuple dont seuls les jeunes incompétents et sans expérience sont restés en Tunisie car la majorité de leurs camarades hautement diplômés (informaticiens, médecins, ingénieurs) et capables d’aider le pays à sortir de la crise sont partis sous d’autres cieux.
Je comprends ce «dégagisme» exprimé par le vote du 1er tour de la présidentielle que vous avez remporté, parce que la classe politique a déçu par son esprit partisan (ou religieux à la solde des Frères musulmans), son affairisme et sa corruption, sinon comment peut-on expliquer la fuite de Slim Riahi pour ne pas avoir à comparaître devant la justice, ou la fuite de Hafedh Caïd Essebsi et son absence à l’enterrement de sa propre mère, ou encore la course de Rached Ghannouchi à la députation, probablement pour bénéficier de l’immunité parlementaire, parce que son acolyte, le défunt président Béji Caïd Essebsi n’est plus là pour le protéger ?
Cher ‘Si’ Kaïs Saïed, si vous êtes un bon éducateur et un bon formateur, expliquez à ce peuple dont vous voulez être le porte-parole qu’il doit produire plus qu’il ne consomme, qu’il arrête de vivre au-dessus de ses moyens, et qu’il aille travailler, au lieu de roupiller dans les cafés, les salons de thé et les bars. Ce n’est qu’après que je me résoudrais à voter pour vous, sachant que je m’interdis aussi de voter pour votre adversaire, un magnat des médias incarcéré car poursuivi en justice pour des affaires de fraude fiscale, corruption financière et blanchiment d’argent.
J’ose espérer que cette image d’homme juste et intègre n’est pas surfaite et que vous êtes capable de dépasser rapidement le statut de candidat énigmatique à celui de président transparent, rassembleur et efficace.
* Avocat.
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