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La Méditerranée à l’heure de la globalisation et de l’échange inégal (3/4)

Bourguiba-Mendès France / Nouira-Bourguiba-Sayah / Ben Ali-Sfar-Bourguiba.

Dans cette troisième partie de l’étude consacrée aux relations inégales entre l’Union européenne (UE) et les pays sud-méditerranéens, et notamment la Tunisie, l’auteur aborde l’histoire méconnue des négociations initiées et des accords conclus depuis l’indépendance tunisienne avec l’ensemble européen pour convenir du cadre juridique devant régir leurs relations économiques et commerciales.

Par Ahmed Ben Mustapha *

L’étude de ces accords est riche en enseignements sur les modes opératoires mis en œuvre par l’Europe pour maintenir la rive sud de la Méditerranée sous domination en dépit de l’effondrement européen au bénéfice du leadership américain au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Il importe de souligner d’emblée le rôle clé joué par la France dans la priorisation du processus multilatéral de négociation qui est étroitement associée à l’insertion de la Tunisie dans la globalisation économique par le biais des accords d’association et de libre-échange conclus avec la Communauté économique européenne (CEE) puis avec l’Union européenne (UE). Les responsables français, soutenus par leurs alliés occidentaux, souhaitaient préserver ainsi leurs intérêts considérables et leur statut privilégié acquis en Afrique du Nord durant la colonisation. Et ce par l’établissement d’accords commerciaux séparés basés sur le libre-échange inégal entre chacun des pays de la rive sud et l’ensemble européen.

Il convient de distinguer entre les deux accords de première génération des années 60 et 70 et les accords conclus ou négociés depuis les années 90 en lien étroit avec les objectifs de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui visent, au-delà du libre commerce intégral des biens et services, l’ouverture illimitée de tous les secteurs d’activité à la concurrence inégale de l’UE.

À noter que ces accords seront dès le départ associés aux conventions, crédits et programmes de financement convenus avec le Fonds monétaire international (FMI) et les institutions financières internationales et en particulier le Plan d’ajustement structurel (PAS) convenu avec le FMI en 1986.

En vérité, ce cadre de relations, qui demeure toujours en vigueur, sera établi à la faveur d’un rapport de force défaillant et dans un contexte de guerre froide associé aux luttes d’influence entre les deux blocs. Il va se faire aux dépens des négociations prévues pour la concrétisation du protocole d’indépendance du 20 mars 1956 qui sera ainsi marginalisé.

Ce faisant, il va imprégner de son empreinte indélébile tout le processus des relations et des négociations initiées depuis l’indépendance entre les deux rives de la Méditerranée. Et il contribuera à fragiliser le processus d’édification de l’Etat national tunisien.

Les fausses négociations entre la Tunisie et l’ensemble européen

Les négociations initiées au lendemain de l’indépendance entre la Tunisie et la CEE étaient biaisées d’avance et déconnectées des impératifs et des échéances du protocole d’indépendance de 1956 lequel prévoyait la mise en œuvre rapide d’une série de négociations bilatérales avec la France pour le transfert des attributs de la souveraineté à l’Etat tunisien. De même, elles contredisaient les objectifs assignés à la stratégie de décolonisation économique mise en place par la Tunisie au début des années 60 dans le cadre des Perspectives décennales de développement. (1)

Du coup, la caractéristique immuable de ces négociations sera leur caractère foncièrement déséquilibré, qui ne fera que s’amplifier du fait qu’elles ne tenaient aucun compte du sous-développement économique de la Tunisie à peine sortie de la colonisation, et des décalages considérables entre les deux parties en termes de poids économique, de capacités de production et de progrès industriel, scientifique et technologique.

C’est pourquoi, nous utiliserons le terme de «négociations» avec beaucoup de réserves car nul n’ignore que les conditions minimales requises pour de vraies négociations mutuellement bénéfiques exigent un minimum de parité scientifique, technologique et industrielle entre les parties en présence. Elles requièrent également un minimum d’équilibre en termes de poids politique et économique à l’international.

Or, aucune comparaison n’a jamais été possible entre l’ensemble européen et la Tunisie à l’économie primaire et désarticulée qui, d’ailleurs, n’a jamais été un pays industriel (2) car son insertion dans la mondialisation depuis 72 s’est faite en tant que pays de sous-traitance par le biais de la législation sur l’incitation aux investissements étrangers. Et c’est ce qui explique le bilan tragique de l’accord de 1995 conclu avec l’UE sur le libre-échange industriel et du processus d’intégration de la Tunisie à l’Europe dans son ensemble.

Pourtant, cela n’a jamais entamé en rien la position constante de la partie européenne dans sa détermination à imposer le libre échange inégal en tant qu’unique forme d’organisation des relations entre les deux rives de la Méditerranée. L’un des objectifs majeurs de cet article est de démontrer que seule, une reconsidération de cette attitude, malheureusement demeurée inchangée depuis l’indépendance, est susceptible d’ouvrir la voie à la nécessaire refonte des relations tuniso-européennes sur des bases plus justes et plus équilibrées.

À cet effet, nous traiterons dans cette partie de la première génération d’accords conclus entre la Tunisie et la communauté économique européenne en l’occurrence l’accord d’association de 1969 ainsi que l’accord de coopération signé en 1976 lequel constitue une avancée dans la mesure où il tient compte des priorités économiques tunisiennes et des écarts de développement.

Toutefois, l’évolution du contexte géo politique de l’époque associé au recul du tiers-mondisme face au retour en force de l’ultralibéralisme par le biais du G7, n’a pas été propice à la mise en œuvre effective de cet accord. Il a au contraire insufflé un tournant libéral à la politique économique tunisienne incarné par le PAS conclu entre la Tunisie et le FMI en 1986.

Celui-ci sera le prélude à la nouvelle génération d’accord initiée au début des années 90 et en particulier l’accord conclu avec l’UE en 1995 qui sera le précurseur de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca).

La première génération d’accords conclus entre la Tunisie et la CEE
Au lendemain de l’indépendance, la Tunisie s’est trouvée engagée dans deux processus de négociation, l’un bilatéral avec la France destiné à concrétiser le protocole d’indépendance, et le second avec l’ensemble européen pour établir des rapports d’association basés sur le libre-échange.

Il importe de souligner que la France, soucieuse de préserver son statut privilégié acquis en Afrique du Nord durant la période coloniale, a privilégié son rattachement à l’Europe par des rapports d’association et des accords de libre-échange inégaux qui seront conclus entre la Communauté économique européenne et chacun des pays Maghrébins.

À cet effet, des dispositions spéciales ont été annexées au traité de Rome qui constitue l’acte constitutif de la CEE. Et c’est dans ce cadre que fut conclu l’accord d’association signé en 1969 ainsi que l’accord de «coopération» de 1976. (3)

S’agissant du volet bilatéral des négociations tuniso-françaises, il convient de rappeler que la France s’était engagée en vertu de l’acte d’indépendance à reprendre les négociations avec la Tunisie le 16 avril 1956 en vue de conclure, «dans des délais aussi brefs que possible et conformément aux principes posés dans le présent protocole, les actes nécessaires à leur mise en œuvre.» Elle s’était aussi engagée à renégocier l’accord sur l’autonomie interne, maintenu en vigueur par le protocole d’indépendance afin d’en abroger ou modifier les dispositions qui «seraient en contradiction avec le statut de la Tunisie, Etat indépendant et souverain».

Néanmoins, les chercheurs historiens nous révèlent que la France avait demandé que soit priorisée la signature préalable d’un accord définissant «les modalités d’une interdépendance librement réalisée entre les deux pays» également mentionnée dans ce protocole.

En vérité, il est maintenant admis que les responsables français étaient, pour des raisons économiques et stratégiques, déterminés à conserver des liens étroits et indéfectibles avec leurs anciennes colonies. L’historiographie française et contemporaine nous apprend en effet, que la France, sortie dévastée, ruinée et affaiblie des deux conflits mondiaux ne pouvait réussir sa reconstruction et retrouver un statut de grande puissance sans garder le contrôle des marchés et des ressources de son empire. Ce qui a hypothéqué les aspirations à l’indépendance de ses anciennes colonies.

Dans son ouvrage publié en 2015, Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste des mondes arabes et africains du Nord et de la décolonisation, révèle que la France, considérablement affaiblie par la seconde guerre mondiale avait besoin de conserver le contrôle de son empire colonial pour pouvoir se reconstruire.

Je le cite : «Pour les autorités françaises la France, occupée, détruite et humiliée n’a aucune chance de se relever sans son empire». Il précise qu’en 1945 la France était menacée de révolution car occupée par l’armée américaine, elle était dépourvue de capitaux, de monnaie, d’armée indépendante sans compter ses infrastructures dévastée, son peuple vieillissant, et ses élites majoritairement compromises durant l’occupation. Dès lors, «l’appel à l’empire se révèle donc plus crucial encore que dans les années 1930». (4)

Ainsi les responsables français de l’époque estimaient, pour des considérations stratégiques vitales, qu’un désengagement total de ses possessions coloniales, priverait la France de ressources humaines et matérielles nécessaires à sa renaissance économique et à la préservation de son statut de grande puissance au plan régional et mondial.

Cette orientation est confirmée par les déclarations de Pierre Mendès-France sur l’avenir des relations tuniso-françaises reprises par Samir Saul, dans son ouvrage paru en 2016 qui traite des intérêts économiques français en rapport avec la décolonisation de l’Afrique du Nord. Excluant d’emblée toute forme d’indépendance de la Tunisie «même future et lointaine», il n’envisage le futur statut franco-tunisien que dans le cadre d’une association d’Etats et de territoires unis à la France par des intérêts communs «suffisamment puissants pour que la permanence de leurs liens soit indiscutable pour chacun de nous.»(5)

Et c’est ainsi que seront hypothéquées les aspirations à l’indépendance des peuples de la rive sud au bénéfice de l’Europe et notamment la France soucieuses de préserver et de consolider leurs zones d’influence et leurs intérêts stratégiques en Afrique du Nord et dans le bassin méditerranéen. D’où la marginalisation du processus de décolonisation bilatéral au profit du cadre multilatéral de coopération européen concrétisé par les accords de libre-échange signés en 1969 avec la Tunisie et le Maroc.

Depuis, la mondialisation commerciale inégale basée sur une division internationale inéquitable du travail au détriment du tiers-monde et la multilatéralisation des relations économiques internationales va peu à peu s’imposer au détriment des rêves d’émancipation des pays du tiers monde.

En Tunisie, cette période correspond à la fin de l’expérience socialiste de développement associée à la stratégie de décolonisation économique initiée en Tunisie au début des années soixante dans le cadre des Perspectives décennales de développement. Elle coïncide également avec la politique d’ouverture économique sur les investissements étrangers concrétisée par la loi de 1972 sur la promotion des industries exportatrices étrangères.

Certes, la diplomatie tunisienne a continué à œuvrer dans les années 70 en vue de rééquilibrer nos relations avec l’ensemble européen en mettant à profit les acquis réalisés par le mouvement des non-alignés. Et c’est ainsi qu’a été signé en 1976 l’accord de coopération multidimensionnel entre la Tunisie et la CEE qui, s’il avait été mis en œuvre, aurait constitué une percée dans le sens de l’établissement de relations nord-sud plus justes et plus équilibrées.

En effet, il s’agit du seul accord tuniso-européen reconnaissant explicitement les disparités économiques et les décalages des niveaux de développement entre les deux parties. En outre, il engage les pays européens à soutenir les plans de développement tunisiens dans les secteurs productifs industriels et agricoles ainsi que les domaines économiques et sociaux. Et c’est ce que nous allons constater en examinant ses caractéristiques propres comparées à celles de l’accord de 1969.

La nature essentiellement commerciale de «l’accord d’association» Tunisie-CEE de 1969

La négociation de cet accord sera affectée par l’état des relations instables avec la France jusqu’à la fin des années 60. Elles aboutiront en 1969 à la conclusion d’un accord quinquennal intitulé «accord d’association entre la Tunisie et la CEE» mais dont le contenu était d’essence purement commerciale tel que voulu par la CEE.

En effet, ce premier accord n’avait rien d’une véritable association orientée vers la conception et la mise en œuvre d’un projet et d’une vision globale commune de l’avenir des rapports politiques économiques et sécuritaires entre les deux rives.

Sa vocation première, telle que précisée dans le préambule, consiste à «éliminer les obstacles pour l’essentiel des échanges entre la communauté économique européenne et la République tunisienne». Ce faisant aucun avantage préférentiel n’est concédé à la Tunisie tenant compte de son niveau inférieur de développement.

Les caractéristiques de l’accord de coopération Tunisie-CEE de 1976

À l’opposé, l’accord de 1976 était, au niveau des principes et du contenu, mieux adapté aux besoins et aux attentes de la Tunisie qui avait souhaité dès le départ la conclusion avec la CEE d’un «contrat de développement» tenant compte de ses besoins spécifiques, des écarts de développement et ses priorités dans les domaines de la coopération économique, industrielle et technologique.

Intitulé «accord de coopération», il prend en compte les «niveaux de développement respectifs» des deux parties et couvre les différents secteurs de coopération. Dans le préambule qui définit ses orientations stratégiques, il est précisé qu’il s’insère dans le cadre de l’instauration d’un «nouveau modèle de relations entre Etats développés et Etats en voie de développement compatible avec les aspirations de la communauté internationale vers un ordre économique plus juste et plus équilibré».

Selon les dispositions de cet accord, la CEE s’engage à contribuer au développement de la Tunisie en tenant compte «des objectifs et priorités des plans et programmes de développement de la Tunisie». Cette coopération diversifiée et multiforme inclut la participation de la CEE à «l’industrialisation de la Tunisie et la modernisation du secteur agricole de ce pays» et ce par une «coopération dans le domaine scientifique, technologique et de la protection de l’environnement»

L’importance de cet accord découle du fait qu’il s’inscrivait pour la première fois dans le cadre d’une nouvelle «approche méditerranéenne globale et équilibrée» exprimée lors du sommet de la CEE tenu à Paris en octobre 1972. Mais en dehors de ses mobiles politico-économiques, cette politique méditerranéenne est demeurée sans contenu précis et sans prise réelle sur la nature des relations de la Tunisie avec l’ensemble européen qui sont demeurées d’essence purement commerciale et prioritairement orientées vers l’édification d’une zone de libre-échange avec les pays de la rive sud.

C’est pourquoi, l’accord de 1976 ne connaîtra aucun début de concrétisation d’autant plus que sa signature coïncidait avec la création du G7 en 1975 qui incarne le retour en force des préceptes ultralibéraux dans un contexte d’exacerbation de la guerre froide.

Il importe de rappeler à ce propos, l’importance accordée par le G7 à la reprise en main économique des pays touchés par la vague de révoltes arabes afin d’empêcher toute velléité de remise en cause des politiques qui servent leurs intérêts. Et c’est ce que nous allons constater dans notre dernier article de cette série qui traitera du bilan de la coopération et des accords conclus au lendemain de la révolution entre la Tunisie et l’UE ainsi qu’avec les institutions financières internationales dans le cadre du partenariat de Deauville.

* Ambassadeur chercheur en histoire économique et diplomatique.

Notes :
1- Chedly Ayari : ‘‘Le système de développement tunisien. Vue rétrospective 1962-1986’’, Centre de publication Universitaire, 2005, P 33 et s.
2- Sur les problèmes structurels de l’industrie tunisienne : Moncef Guen, ‘‘Les défis de la Tunisie, Une analyse économique’’, éd. L’Harmatan, 1988, P 172 et s.
3- Ben Salem Ahmed : ‘‘Les relations Tunisie – CEE’’. Mémoire soutenu en décembre 1975 Centre d’études, de recherches et de publications de la Faculté de droit et des sciences politiques et économiques de Tunis, mars 1979.
4- Pierre Vermeren : ‘‘Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes’’, éditions Odile Jacob histoire, 2015, P17 et s
5- Samir Saul : ‘‘Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945- 1962)’’, éditions Droz, Genève, 2016 P, 664 et s.

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