Depuis 10 ans, la Tunisie vit au rythme d’un interminable processus de formation du gouvernement, réduite à une course aux maroquins, et point de changement à l’horizon. Lassés et écoeurés, les citoyens sont en train de changer de paradigme. Plutôt que de s’en remettre à l’État défaillant, ils préfèrent de plus en plus agir par eux-mêmes pour panser leurs plaies et celles de la société.
Par Yassine Essid
Nous vivons depuis 2014, c’est-à-dire depuis la fin de la transition démocratique et la proclamation de la nouvelle constitution, dans une démocratie pleine et entière avec tous les attributs d’un régime où le pouvoir est exercé sur le peuple par le peuple (politiquement inculte et idéologiquement tiraillé en tous sens) à travers ses représentants au parlement (habités par l’exercice des conflits, l’indiscipline, et la cacophonie).
Le président, élu au suffrage universel direct pour cinq ans, est le chef de l’Etat (possédé par la rage de l’impuissance car son rôle est surtout représentatif). Le chef du gouvernement (constamment inquiet pour son avenir politique), et ses ministres (un groupe d’individualités mais jamais un collectif) disposent du pouvoir exécutif et doivent rendre compte au parlement : l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
La démocratie, un signifiant vide et un horizon de non-sens
La démocratie implique également que le gouvernement s’exerce avec le plein consentement des gouvernés (définitif à leur sort sans qu’ils aient nécessairement conscience d’être de la sorte manœuvrés), que ceux-ci expriment librement leurs opinions et fassent valoir leurs désaccords, de même qu’elle repose sur les libertés politiques et sur l’élection.
Dans une telle configuration, et dans la mesure où le pouvoir n’y appartient à personne, et où ceux qui l’exercent ne l’incarnent pas, la démocratie sera accaparée par cette conflictualité permanente, par l’éternel débat sur le légitime et l’illégitime, le rapport entre droit et morale, la question de la justice et de l’inégalité, de l’espace public et de l’espace privé, de l’exercice du pouvoir et la crainte que la volonté souveraine du peuple ne vienne à empiéter sur la sphère des libertés individuelles, de la référence à la raison comme fondement de l’ordre juridique et politique et l’antagonisme entre le paradigme libéral et celui de l’État-providence. Les choses se compliquent davantage en raison de l’évolution du paysage des médias sociaux portée par la révolution numérique.
A partir de ce moment, la liberté de communication, supposée conduire à l’usage public de la raison, prend la place de la notion de souveraineté populaire, désormais déconnectée de l’acteur concret qui la porte traditionnellement, le «peuple». La dynamique démocratique n’est plus alors qu’un signifiant vide et un horizon de non-sens dont on peut aisément se passer. D’où le désintérêt croissant des citoyens à l’égard de la politique et des politiques.
Le récent et affligeant spectacle de la formation du gouvernement a été révélateur d’un débat démocratique poussé jusqu’au délire.
Tout commence lorsque le candidat du parti politique ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), en l’occurrence Ennahdha, a été chargé de présenter une personnalité pour former le futur gouvernement. Après un mois de tractations, l’obscur et insignifiant Habib Jemli fut éconduit sans ménagement. Conformément à l’article 89 de la constitution, le président de la République avait immédiatement engagé des consultations avec les partis politiques représentés à l’Assemblée en vue de charger la personnalité qu’il jugerait la plus apte pour former un gouvernement dans un délai maximum d’un mois.
Nabil Karoui se range docilement derrière ses maîtres d’Ennahdha
Elyès Fakhfakh, dont le nom avait été vraisemblablement soufflé par Youssef Chahed à l’oreille de Kaïs Saïed, n’appartient pas à Ennahdha. Il a d’ailleurs opportunément et précipitamment démissionné de son parti afin de passer pour un indépendant et toucher le toit du monde. Choisi par le chef de l’Etat, il était appelé à former cette fois le «gouvernement du président» et non pas celui d’Ennahdha et ses subordonnés.
En conséquence, de nombreuses rencontres ont été organisées par le futur chef de gouvernement avec différents partis, à l’exception de Qalb Tounes, pour examiner les diverses propositions quant aux personnalités éligibles à occuper des postes ministériels dans son gouvernement.
Ce fut presqu’un mois de tractations et de négociations. Cela n’a pas été une tâche facile, Ennahdha menaçant à répétition de ne pas voter la confiance tant que Qalb Tounes demeurera exclu des consultations. Nabil Karoui, qui s’était démis de ce qu’il est, jusqu’à devenir la créature de Ghannouchi, prétendait qu’il étudiait la question alors qu’il attendait en fait la décision définitive d’Ennahdha pour se ranger docilement derrière ses maîtres sans imposer de condition préalable.
À partir du moment où le chef de gouvernement désigné n’était pas issu des rangs d’Ennhdha Rached Ghannouchi, qui aurait aimé que Kaïs Saïed porte son choix sur Fadhel Abdelkefi, s’était retrouvé devant un dilemme insurmontable : comment ne pas accorder la confiance au gouvernement Fakhfakh en évitant une dissolution de l’Assemblée tout en se débarrassant définitivement de l’encombrant Youssef Chahed, chef de gouvernement de gestion des affaires courantes et «zaïm» d’un parti politique qui verrait ainsi de la sorte sa mission prorogée jusqu’à la fin des législatives anticipées.
Pour trouver la quadrature du cercle, ce qui est impossible, une martingale parfaite a germé dans les têtes d’œufs de certains membres du Conseil de la Choura. Il y a lieu, disent-ils, de s’appuyer sur l’article 97 de la constitution pour retirer la confiance au gouvernement de Youssef Chahed et nommer une autre personnalité issue cette fois de la coalition ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée, celle-là même qui a hissée Ghannouchi jusqu’au perchoir (Ennahdha, Qalb Tounes et Al-Karama).
Le président de la république transformé en roi thaumaturge
Suite à la divulgation de cette entourloupe monumentale et sans le moindre soupçon que ce mauvais tour constituerait un coup d’Etat contre le président de la République, Rached Ghannouchi et Youssef Chahed furent convoqués séance tenante au palais de Carthage pour profiter des pénétrantes arguties de l’analyse du professeur Kaïs Saïed, largement diffusée pour servir de cours magistral gratuit au public. Il leur avait rappelé qu’il n’était pas possible de déroger à l’article 89 de la constitution et d’appliquer l’article 97 étant donné qu’il est général alors que l’article 89 est spécifique. De plus, l’article 97 de la constitution est appliqué pendant le fonctionnement normal des institutions de l’Etat et non pas dans une phase entre deux périodes parlementaires.
Peu convaincu de la mise au point qui avait transformé le président de la République en roi thaumaturge, M. Ghannouchi s’était adressé le lendemain aux membres de l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi qu’il jugeait certainement bien plus qualifiée que le pseudo-mentor du palais de Carthage.
Le chef d’un parti sponsorisé par le Qatar et protégé par le Sultan Erdogan, longtemps suspecté d’implication dans des affaires d’assassinats politiques, de terrorisme, d’argent sale, d’envoi de jeunes dans des zones de conflit, considérait la victoire d’Ennahdha aux élections comme étant celle du «camp révolutionnaire» sur celui de «l’anti-révolution». Il avait également largement soutenu le candidat indépendant Kaïs Saïed au deuxième tour de l’élection présidentielle anticipée en appelant ses troupes à voter pour lui et contre un chef de parti suspecté de corruption, de fraudes fiscales et de blanchiment d’argent.
De son côté, Nabil Karoui, qui au départ s’était engagé à se poser en rempart contre l’islamisme, s’est rapidement rangé derrière Ennahdha en allant a contrario des engagements pris devant les candidats de son parti Qalb Tounes. D’où l’irritation croissante des nerfs des islamistes qui ne comprenaient pas l’intransigeance absolue de Elyès Fakhfakh de ne jamais admettre des personnalités issues du parti de Nabil Karoui dans son gouvernement.
Du règne de l’intérêt particulier à l’impuissance de l’Etat
Maintenant qu’est-ce qui fait la spécificité du régime démocratique en Tunisie ? Ni la discipline parlementaire, ni la compétence gouvernementale et encore moins le caractère factice de la prééminence présidentielle. C’est que la démocratie moderne est une expérience de plus en plus difficile. Elle n’est pas seulement un système d’agencement des pouvoirs; elle est avant tout une expérience habitée par l’incertitude du lendemain. On a ainsi abouti à une société du vide où s’agitent une multitude d’êtres atomisés, ballottés par leurs pulsions, ayant perdu leurs repères et fluctuant au jour le jour au gré des événements.
Comment en est-on arrivé là ? La réponse tient à l’absence d’une prise de conscience collective de l’intérêt général. Durant tous ces épisodes de recherche de la perle rare, on n’a pas entendu exprimée la moindre velléité d’une volonté de changer les choses, même pas de la part d’un chef d’Etat dont nul ne voit plus en lui l’homme capable d’impulser la politique de la Nation, encore moins de la définir, de la faire porter par une dynamique politique de rassemblement.
En revanche, on a été au gavés par les querelles de chapelles, mais pas un sel mot sur une suffisante prise en compte des problèmes de société, alors que la fonction de l’Etat exige une unité de pensée, des vues d’ensemble, une compétence et une responsabilité qui doivent marquer tout l’Exécutif.
La formation d’un gouvernement, devenu extensible à l’infini, a obnubilé le vrai dialogue pour finir par devenir une panacée universelle qui fait fi du modèle socioéconomique d’un gouvernement appelé sinon à construire une nouvelle société du moins à défendre pour amortir les chocs sociaux.
Cette histoire de la formation du gouvernement n’était alors ni plus ni moins qu’un lobbying dans une course des uns et des autres aux maroquins qui relaiera leurs préoccupations et leurs idées, et où la performance laissera place à une longue pâmoison. C’est le cas depuis 10 ans sans aucun changement à l’horizon. Or les citoyens sont en train de changer de paradigme. Plutôt que de s’en remettre à l’État défaillant, ils préfèrent de plus en plus agir par eux-mêmes pour panser leurs plaies et celles de la société.
Si en Tunisie le fonctionnement du régime constitutionnel est si imparfait, cela tient dans une large mesure à la division des partis et des groupes parlementaires qui oblige tout gouvernement, y compris le futur, à s’appuyer sur une majorité disparate, même si elle n’a cessé de proclamer la nécessité d’une large coalition gouvernementale. Pire, le chef de gouvernement, du fait de sa faible personnalité, n’est pas le chef réel d’une majorité parlementaire disciplinée et son autorité finira par s’apparenter au pouvoir limité incarné par un président de la République à la conscience timorée, ce qui, par ailleurs, explique son choix d’une personnalité peu imposante.
Comment gouverner dans cas ? Comment affronter les crises, débattre des réformes de structure nécessaires, inventer les solutions d’avenir, penser le monde, être à l’écoute de la «société réelle» quand les représentants sont si peu représentatifs politiquement et sociologiquement, avec la division de l’opinion, l’insuffisance d’esprit civique, l’absence d’attachement aux valeurs démocratiques, l’individualisme dissolvant aboutissant au règne de l’intérêt particulier et à l’impuissance de l’Etat ?
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