To be or not to be? Voilà la question existentielle qui se pose pour Elyes Fakhfakh, un chef de gouvernement non élu et désigné faute de mieux! Une question existentielle qui requiert de Fakhfakh et ses ministres engagement, cohésion et combativité!
Par Dr Moktar Lamari *
Cela dit, pour gouverner et s’imposer, ce gouvernement doit mener deux batailles et sur deux fronts bien distincts. Sur le premier front, ils doivent batailler pour décrocher la confiance politique; auprès de députés criards, un peu «larbins» et un peu «pétochards» face au risque d’élections législatives anticipées!
Sur le deuxième front, ils doivent désamorcer, sinon amadouer, les vétos de la défiance économique. Les opérateurs économiques sont bien plus remontés que leurs vis-à-vis politiques. Ils disposent de bien plus de munitions stratégiques pouvant non seulement écourter la longévité du gouvernement… mais aussi abréger celle de la transition démocratique.
Deux questions taraudent les stratégistes et analystes politiques : quelle sera la bataille la plus cruelle et la plus redoutable pour le gouvernement Fakhfakh? Quelles sont les munitions et alliances à mobiliser pour remporter chacune de ces batailles?
Disons-le et d’emblée, la bataille à livrer sur le front de l’économique sera autrement plus meurtrière et plus sanglante que celle à délivrer sur le front du politique. En revanche, les munitions de Fakhfakh risquent de tarir plus rapidement sur le front politique, comparativement au front économique, où il peut compter sur l’aide internationale, occidentale notamment. Mais, et dans tous les cas, le gouvernement Fakhfakh doit agir vite, avec une stratégie de guerre éclair, visant notamment à introduire et à implanter les réformes les plus complexes en début de mandat, à savoir dès son investiture. Autrement dit, avec l’usure et les risques de défection interne à son cabinet. Il ne pourra pas tenir longtemps face aux feux croisés de ses adversaires politiques et économiques.
Confiance politique et roublardise des «élus du peuple»
Pour le vote de «confiance» politique prévu le 26 février 2020, le oui des «élus du peuple» pour le gouvernement Fakhfakh ne sera rien d’autre qu’un non à des élections législatives anticipées. Le libellé de la question présentée au vote doit en conséquence être revue et corrigée pour être plus réaliste et moins dissonante dans le contexte. Les élus siégeant au parlement savent qu’ils jouent avec leur gagne-pain! Et tout le monde au parlement sait que la clef du vote se trouve nichée dans le portefeuille et dans la vénalité de députés davantage matérialistes que rigoristes sur les principes et les valeurs politiques. Avec les généreux salaires, émoluments et autres privilèges que leur offre le parlement (aux frais des contribuables), ils ne pourront pas mettre le bulletin du non dans l’urne. Chacun de ces élus gagne presque 18 fois le salaire minimum en Tunisie, avec un taux d’absentéisme observé de l’ordre de deux journées sur trois.
De l’aveu de certains d’entre eux, ces élus sont des acteurs rationnels guidés par l’instinct et l’atavisme de la maximisation de leur revenu privé. Rien à voir avec leurs discours, rhétoriques et gesticulations sur les plateaux de télévision. Ils sont en grande majorité très endettés auprès des banques et parfois auprès des lobbys ayant financé leur campagne électorale. Ils ont une dette à payer et il leur faut le mandat de cinq ans de salaire de député pour éviter l’insolvabilité bancaire et revenir à la case de départ… celle de la précarité et de l’indigence.
Des analyses et des médias tunisiens ajoutent que la plupart de ces élus sont «pétochards», sans colonne vertébrale politique, changeant de veste et de camps au gré des circonstances. Pire encore, beaucoup d’entre eux sont devenus députés par simple hasard de loterie, qui ne sélectionne pas nécessairement les plus méritants des élites tunisiennes. Ils sont 217 sur un lot de plus de 15.500 candidats ayant fait la course aux élections législatives en septembre 2019. Leur chance d’être réélu est en moyenne inférieure à 2%, s’ils osaient sanctionner le gouvernement Fakhfakh par une fin de non-recevoir.
Les faits divers portent à croire aussi que plusieurs dizaines de ces élus ont des casiers judiciaires et traînent de lourdes «casseroles», mettant en cause leur intégrité morale, leur crédibilité et leur sens de l’État. Certains sont des «roublards» connus et directement poursuivis par la justice pour leur implication dans des réseaux de terrorisme, de corruption, d’évasion fiscale ou encore d’abus de confiance. Un bon nombre d’élus aujourd’hui présents sous la coupole du Bardo reviendra aux tribunaux et voire même en prison s’ils perdaient leur immunité parlementaire, forcément tributaire du vote de confiance au gouvernement Fakhfakh.
Voter la confiance au gouvernement Fakhfakh, c’est aussi maintenir plusieurs autres privilèges et rentes de situation. Certains députés voulant maintenir pignon sur rue avec les milieux intégristes ou mafieux à l’international ont décrété unilatéralement le droit à un passeport diplomatique. Le tout pour échapper à la fouille et éviter les contrôles douaniers lors des passages frontaliers.
Pour toutes ces raisons, le gouvernement Fakfhakh passera haut la main, face à des élus qui démontrent, de jour en jour, leur nature pétocharde et roublarde dans ses convictions et valeurs éthiques.
Cela dit, la confiance accordée pour le gouvernement Fakhfakh sera fragile, et remise en cause dès que les propositions de réformes majeures sont abordées. Aussi, la confiance politique qui sera votée pour Fakhfakh sera-t-elle très polarisée, voire même fissurée au départ. Le pôle des conservateurs-populistes (Ennahdha, Al-Karama et Qalb Tounes) feront le strict minimum pour donner une «confiance» de circonstance et une gouvernance de statu quo : sans réformes, sans changements et surtout sans toucher aux dossiers détenus par la justice et qui impliquent plusieurs des leaders de ces trois partis, les uns pour des actes terroristes, les autres pour blanchiment d’argent sale et d’évasion fiscale… et bien d’autres pour harcèlement sexuel, violence et abus, comme rapportés par des médias officiels et plusieurs réseaux sociaux.
Veto économiques d’opérateurs désillusionnés
Les veto économiques sont divers et variés. Ils s’articulent autour de trois piliers fondamentaux : le volet des politiques monétaires, le volet des politiques fiscales et le volet de la création de la richesse et de l’emploi durable.
Le veto le plus décisif est celui brandi par les victimes de l’acharnement monétariste de la Banque centrale de Tunisie (BCT). La BCT tient mordicus à une politique monétaire restrictive, basée sur un taux directeur frôlant les 8%, soit le triple du taux adopté au Maroc où au Sénégal. Avec un tel niveau du taux directeur, et d’une inflation créée notamment par les dépenses gouvernementales et le marché parallèle, la BCT décourage la consommation, stérilise la croissance en castrant l’investissement et en asphyxiant la productivité du capital. Les entreprises industrielles ferment les unes après les autres, faisant réduire les exportations et la compétitivité économique du pays.
Le gouvernement Fakhfakh ne peut aucunement survivre avec la reconduction de la politique monétaire actuelle. Il ne peut aucunement agir pour relancer la croissance avec des taux d’intérêt bancaire frôlant les 12% (7,75 % pour le taux d’intérêt directeur, 3% de marge bénéficiers et 2% d’agios divers).
Sur le front fiscal, la défiance est de taille puisque les acteurs économiques sont surtaxés. La pression fiscale atteint des summums (35% du PIB) et cela n’est pas du goût des épargnants, travailleurs et propriétaires d’entreprises.
Redonner confiance à ces acteurs économiques doit commencer par réduire la pression fiscale. Et cela doit être fait par la réduction des dépenses gouvernementales. Un défi de taille qui attend le ministre des Finances du gouvernement Fakhfakh. Celui-ci doit couper les dépenses salariales et autres gaspillages dans le secteur public d’au moins 40%, en deux ans.
Sur le plan économique, deux défiances sont palpables. La première concerne la lutte contre le chômage, et ici la grogne des jeunes vivant le chômage de longue durée ne peut se calmer par le saupoudrage et les mesurettes déployées à tout va, par les gouvernements précédents. La seconde concerne le pouvoir d’achat et le panier de consommation des familles au jour le jour. L’inflation, la spéculation et la corruption ont ruiné les espoirs des consommateurs et cela ne peut pas durer plus longtemps sans retomber dans le cercle infernal de la contestation et de la violence, avec son lot en braquage, vol et extorsion.
La bataille de l’économique ne peut être gagnée sans une collaboration avec les instances internationales, dont le FMI et les pays amis du Golfe et de l’Europe. Aussi, la bataille de l’économique requiert-elle des réformes douloureuses, mais incontournables notamment pour réhabiliter la productivité, renforcer la compétitivité des entreprises et relancer la croissance économique.
* Universitaire au Canada.
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