De quarantaine en restriction de libre circulation, de suspension de vols en fermeture de frontières, le coronavirus est-il en train de sonner le glas de la mondialisation en provoquant son dé-tricotage par petites touches après quarante ans d’une expansion triomphale à travers la planète ? C’est la sourde inquiétude qui commence à monter du monde des affaires et que traduisent les bourses par leur recul.
Par Hassen Zenati
Et si de quarantaine en restriction de libre circulation, de suspension de vols en fermeture de frontières tout devait s’arrêter à cause d’un virus capricieux et imprenable, en cavalcade à travers les continents, qui mute plus vite que son ombre? C’est la vision de cauchemar qui hante aujourd’hui les «décideurs» à travers le monde, qui pourraient s’avérer impuissants à juguler les effets de l’épidémie. Les inquiétudes sont d’autant plus vives que personne n’a sous les yeux une carte fiable de l’expansion de la «bête» et que chacun soupçonne que les autorités chargées de la traquer ne font état que de la partie visible de l’iceberg.
Plus de 81.000 contaminations et 2.761 morts recensées dans le monde
Après plus de trois semaines de valse-hésitation, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), vient de reconnaître que le «monde n’est tout simplement pas prêt» à faire face à la pandémie. Devenue certaine, elle atteint une quarantaine de pays au moins répartis sur plusieurs continents. Bruce Aylward, l’expert qui dirige la mission conjointe OMS-Chine, a dans la foulée averti les dirigeants chinois qu’ils doivent «être prêts à gérer l’épidémie à une plus grande échelle, et que cela doit être fait rapidement».
Malgré des progrès reconnus dans la communication officielle depuis le déclenchement de l’épidémie dans la province de Wuhan, bastion de l’industrie automobile, Pékin est toujours soupçonné de dissimuler des données, dont la divulgation risque de salir l’image du régime. La transparence relative constatée est survenue à la suite de plusieurs limogeages au sommet des provinces et de l’Etat, de responsables accusés, comme à l’accoutumée, d’avoir soit réagi mollement à la progression de la maladie, soit d’avoir caché des données essentielles à leurs dirigeants plus haut placés, ce qui exonère de facto ces derniers.
Depuis décembre, selon le dernier bilan officiel de l’OMS, plus de 81.000 contaminations et 2.761 morts ont été recensées dans le monde, la plupart en Chine : 2 718 morts. Mais, l’épidémie semble avoir atteint un pic dans ce pays, où selon les autorités 29 nouveaux décès «seulement» ont été enregistrés en vingt-quatre heures jeudi (contre 52, mercredi), le plus faible nombre en près d’un mois.
Dans le monde, le virus, rebaptisé Covid-19, dont on ne connaît toujours pas le mode de transmission, continue à se propager. Il concerne désormais environ 40 pays. L’un des pays les plus affectés est l’Italie, qui a décrété des mesures draconiennes pour faire face au fléau dans les zones contaminées, dont la Lombardie et la Vénétie, qui comptabilisent 12 décès et 345 des 424 cas recensés jusqu’à présent dans le pays. Il s’agit de deux régions vitales pour l’économie transalpine, qui se trouve depuis plusieurs mois dans une mauvaise passe.
Alors que la Russie a bouclé ses frontières avec le reste de l’Asie, l’Iran a annoncé le bilan (15 morts) le plus lourd de l’épidémie après celui de la Chine. Cruelle ironie, parmi les personnes atteintes figure le ministre de la Santé, Iraj Harirchi, qu’on a vu souffrant, en proie à une forte fièvre, s’épongeant le front lors d’une conférence de presse.
Aux Etats-Unis, Donald Trump a chargé son vice-président Micke Pence de coordonner la lutte contre le virus, en multipliant les déclarations rassurantes. Optimisme ou déni, il suggère que la situation est sous contrôle. Les risques de propagation sont «très faibles», a-t-il affirmé, dénombrant 15 cas détectés, auxquels s’ajoutent 45 cas parmi les rapatriés de Chine et du paquebot Diamond Princess. «Avec tout le monde qui vient aux Etats-Unis, 15 cas seulement, c’est vraiment bien», s’est-il félicité. Il a tempéré son optimisme en ajoutant: «Je pense qu’il y a un risque que la situation empire. Mais rien n’est inévitable». Cependant, dans le pays, la peur d’une propagation de l’épidémie gagne, malgré ces propos rassurants.
En Afrique plane une grande incertitude, nourrie par un manque flagrant de données et la crainte d’une impréparation du continent pour faire face à la crise. L’Algérie et l’Egypte sont les seuls à avoir annoncé un cas de contamination chacun sur son territoire et pris des mesures sévères contre la propagation du virus. L’Afrique du sud, le Nigeria et l’Ethiopie feraient partie des pays vulnérables, en plus du Maroc, du Soudan, de l’Angola, de la Tanzanie, du Ghana et du Kenya. L’alerte est certes maximale sur le continent, mais une pneumonie virale à grande échelle serait difficile à juguler à cause de systèmes de santé défaillants : faibles capacités de dépistage, manque de kits de détection, manque de masques et d’appareils d’assistance respiratoire, manque de locaux pour l’isolement des personnes atteintes, notamment.
Pour la mondialisation, le retour de bâton est brutal
La progression rapide de l’épidémie a ravivé les accusations qui pèsent sur la mondialisation entamée par une dérégulation tous azimuts. Avec la libre circulation des capitaux et le libre-échange, la libre circulation des personnes en est l’un des trois piliers. À l’origine de «l’âge d’or» de la mondialisation avec l’explosion durant les trente dernières années, des déplacements d’affaires, du tourisme et des migrations, elle est tenue désormais pour être la cause de l’expansion rapide de l’épidémie dans le monde. Le retour de bâton est brutal pour ces divers secteurs. Les 290 compagnies de l’Association internationale du transport aérien anticipent une perte de 30 milliards de dollars sur l’année en cours. Dans le tourisme, avec la Chine, principal réservoir mondial (150 millions de départs), faisant défaut, les opérateurs internationaux se préparent à une «année noire». Depuis le 26 janvier, la Chine a en effet suspendu les circuits organisés et déconseillé fermement à ses ressortissants de voyager à l’étranger. Etats-Unis, France, Grande Bretagne ont de leur côté recommandé à leurs ressortissants de na pas se rendre en Chine.
«S’il est encore trop tôt pour estimer l’impact financier du coronavirus sur notre secteur, nous savons qu’il sera très lourd par rapport aux précédentes épidémies», indique Jamie Wortley, du World Travel and Tourism Council (WTTC), qui réunit les principales entreprises du tourisme mondial.
Ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Car la partie encore cachée concerne la circulation des marchandises. La Chine représente aujourd’hui 35% du commerce mondial, contre 1% il y a quinze ans, et plus de 20% de la production industrielle de la planète. C’est «l’atelier du monde». Il est au cœur d’innombrables chaînes de valeurs d’une incroyable complexité, comptant des centaines de milliers de sous-traitants, qui ont récupéré à leur profit, grâce à leurs bas coûts salariaux, le mouvement de délocalisation qui a été le marqueur de la mondialisation dans les années 1970.
Or cet écosystème est depuis fin janvier quasiment en panne à cause de la crise sanitaire du coronavirus, qualifiée de «plus grave urgence sanitaire qui frappe la Chine depuis la fondation du régime communiste en 1949», par le président Xi Jinping. En Europe et aux Etats-Unis, principaux clients du système délocalisé, la pénurie des pièces menace.
Des «décideurs» heureux jusque-là d’avoir trouvé en Chine des sous-fabriquant à bas coûts, améliorant ainsi leur compétitivité sur un marché mondialisé très concurrentiel, s’aperçoivent, à la faveur de l’épidémie, qu’ils en sont lourdement dépendants dans des domaines stratégiques comme le médicament, dont la Chine produit au moins 60% des princeps. Le N°1 de l’industrie pharmaceutique européenne, Sanofi, refusant de prendre le moindre risque sur ses marchés, vient d’annoncer un repli partiel sur ses bases françaises et européennes. Avant la crise du coronavirus les télécommunications étaient déjà sous la loupe de la critique, en raison du pouvoir qu’elle met dans les mains du chinois Huawei, en tête des détenteurs de la technologie 5G.
Les critiques fusent. Certains sont tentés de brûler la «mondialisation heureuse» qu’ils célébraient hier. Ils se rendent compte qu’en plus de leur dépendance à l’égard d’un pays politiquement fermé, qui aspire à jouer les premiers rôles sur l’arène internationale, en matière d’emploi, de recul des inégalités et de lutte contre la pauvreté, les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs, et se demandent s’il ne faut pas changer de cap. Le reflux n’est sans doute imminent, mais le doute sur les bienfaits de la mondialisation est désormais permis.
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