L’escalade et les retombées du conflit en Libye ont posé des problèmes de sécurité croissants pour la Tunisie et mis en évidence des lacunes dans la transformation de la défense du pays. Extraits d’un article de Frederic Wehrey.
Synthèse réalisée par Amina Mkada
Faisant notamment allusion à l’incident de Gafsa en 1980 et celui de Ben Guerdane en 2016, l’article résume les lacunes des forces armées tunisiennes en matière de capacités, de coordination entre les institutions, de partage des renseignements, de planification stratégique, et de ses relations avec les patrons étrangers de la sécurité.
L’armée tunisienne et ses lacunes d’avant
(…) En 1980 comme en 2016, l’armée tunisienne avait été obligée de solliciter l’aide étrangère, comme cela a été le cas avec le Maroc et la France (incident de Gafsa face à la Libye), et l’aide occidentale (cas de Ben Guerdane face à Daech).
Dans ces 2 cas, les lacunes dans les capacités et la préparation militaires de l’armée tunisienne ont été mises à nu. Dans ces 2 cas aussi, les demandes d’aide extérieure de l’armée tunisienne n’étaient pas basées sur une stratégie ou un processus de planification dirigés par la Tunisie.
Les changements ont été visibles notamment lors de la révolution en 2011, où les militaires tunisiens ont émergé avec une popularité retrouvée auprès de nombreux pans de la société tunisienne, alors que les forces sécuritaires du ministère de l’Intérieur (M.I.), avaient plutôt pris le parti du régime Ben Ali.
Dans la période qui a immédiatement suivi la révolution, l’armée a assumé un grand nombre de rôles, allant de l’application des lois, à la protection des infrastructures essentielles, aux secours en cas de catastrophe, et même à la protection des installations nationales du pays.
Des progrès impressionnants
Avec la montée du terrorisme en Tunisie en 2013 et, surtout, à la mi-2014, l’armée tunisienne a commencé à se concentrer davantage sur les menaces asymétriques, et à renvoyer certaines missions d’application de la loi et de protection des infrastructures, au M.I.
Non sans embûches, la transformation de l’armée tunisienne a été régulière et significative, selon de nombreux témoignages étrangers et tunisiens : d’une force conventionnelle dépassée, négligée, de type guerre froide, elles sont passées à une force militaire plus légère, plus agile et plus réactive, capable d’exécuter des missions diversifiées.
Par rapport aux autres pays partenaires des États-Unis sur le continent africain, a noté un officier militaire américain, les progrès des Tunisiens sont remarquables : «Ils travaillent sur des équations différentielles, tandis que d’autres partenaires africains font de l’arithmétique».
Des lacunes aux niveaux tactique, opérationnel et stratégique des capacités de défense : Mettant l’accent sur le danger venant surtout de Libye, l’auteur de l’article conseille les responsables tunisiens de la défense de s’engager dans un effort de planification plus approfondi, afin d’organiser et équiper l’armée, avec en vue les objectifs potentiels de la Libye au cours des 10 aux 20 prochaines années.
Ce processus doit surtout être dissocié des priorités des patrons étrangers de la Tunisie, en particulier celles du Département américain de la défense (DOD), qui a jusqu’à présent exercé une influence disproportionnée sur l’orientation de l’armée tunisienne vers la lutte contre les terroristes.
Résoudre le problème de l’instabilité des frontières tuniso-libyennes ne doit pas reposer seulement sur l’armée tunisienne. Il faut instaurer, avant tout, une politique holistique de réforme socio-économique et de gouvernance inclusive, et ne doit pas reposer seulement sur l’armée tunisienne.
Le problème libyen prend des proportions de plus en plus grandes en Tunisie : baisse des transferts de la diaspora tunisienne en Libye; exposition des Tunisiens résidents en Libye aux remous du pays ; afflux des réfugiés libyens ; chute des recettes touristiques notamment après l’assaut de Ben Guerdane en 2016 ; contrebande et trafic de toutes sortes ; fermetures fréquentes du passage de Ras Jdir ; et plus récemment l’instabilité et l’incertitude politiques nées des camps des deux chefs libyens en conflit Khalifa Haftar et Fayez Sarraj.
Dans ce dernier cas, la Tunisie a soigné, dans ses hôpitaux et cliniques, les combattants des 2 camps, et a maintenu une position de neutralité, contrairement aux Emirats arabes unis, à la Turquie, à la Jordanie, à l’Egypte et au Qatar, qui ont fourni armements, formation, encadrement, financement, logistique, combattants, conseillers, etc., à l’une ou l’autre partie.
Une stratégie de défense largement réactive
Comme celle de sa diplomatie, la stratégie de défense de la Tunisie a été largement réactive, et s’est orientée vers le confinement en construisant une séparation complexe de 220 km entre les 2 pays composée de bermes, de tranchées, de fossés remplis d’eau, de systèmes électroniques sophistiqués, y compris des détecteurs de mouvement, des caméras, des radars de surveillance au sol et des ballons captifs (aérostats) équipés de capteurs optiques et infrarouges, financée par les américains et les allemands.
Ajouté à cela, la frontière tuniso-libyenne est surveillée selon une stratégie de défense en profondeur, principalement en poussant les terroristes à se réfugier dans le désert tunisien dans le sud, loin des centres urbains assez peuplés, et à les affronter sur ce terrain. Le risque de cette stratégie est d’exposer les soldats -parmi les mal payés- à la tentation de la contrebande, très active dans cette zone, comme cela a été le cas des forces sécuritaires. En plus de les voir mêlés aux «affaires civiles» de la population, ce à quoi ils ne sont pas habitués.
De toute évidence, la solution des problèmes de la Tunisie concernant la Libye, insiste l’auteur de l’article, doit inclure des actions directes par toutes les parties concernées, et pas seulement par l’armée.
* Frédéric Wehrey est chercheur principal au programme Moyen-Orient, au Carnegie Endowment for International Peace. Ses recherches portent sur les conflits armés, les secteurs de la sécurité et les politiques identitaires, en mettant l’accent sur la Libye, l’Afrique du Nord et les pays du Golfe arabe.
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