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Le président Saïed, les 400 larrons et l’improbable transition

Décidément, le discours du président Kaïs Saïed, le 31 mars 2020, devant le Conseil de sécurité nationale, a dérogé encore une fois à la règle. Une bonne raison pour y revenir et en décrypter certains passages ayant fait grincer des dents.

Par Prof. Moncef Ben Slimane *

On s’attendait à la rhétorique d’usage : appel à l’unité nationale et le «tout le monde il est beau; tout le monde il est gentil» en situation d’épidémie. Ce ne fut pas le cas.

De son piédestal et pupitre, il rappela à son auditoire que le peuple tunisien l’a plébiscité par 2,7 millions de voix, le corollaire est que les représentants du pouvoir législatif et exécutif ne peuvent se targuer d’une telle légitimité.

Les gestes et la parole de M. Saïed donnent l’impression que le président s’adresse à son opposition.

En effet, il apparaît clairement, jour après jour, qu’on a affaire à un président qui mérite bien d’être taxé d’anti-système.

Appel à la moralisation du milieu des affaires

Deux passages du discours plaident en faveur de ce label.

Primo, le voile levé par le président sur le dossier des créances douteuses de plusieurs milliers de milliards en a surpris plus d’un. Le silence sur ce dossier semblait définitivement acquis. En outre, Saïed s’est permis de ne pas suivre l’exemple de son prédécesseur en insistant sur la stricte application de la loi à ces 400 personnes qui ne se sont pas acquittés de leurs dettes à l’égard de leur pays.

Ce passage du discours effaroucha l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica). Il est vrai que l’organisation patronale n’est pas habituée à ce que le sommet de l’Etat vienne s’immiscer dans le SYSTEME et encore moins dans son bras (ou sa branche ?) financier. Le président lancerait-il des accusations en l’air? Difficile à croire. Ce sont les bailleurs de fonds internationaux de la Tunisie, et non les anarchistes ou les altermondialistes, qui ont estimé depuis des décennies que ce système bancaire était infecté par des créances douteuses et qui ont considéré les hommes d’affaires comme des débiteurs fraudeurs.

Tant mieux si l’Utica a tourné la page d’avant 2011 et a rompu ses liens avec certaines figures célèbres de la mafia financière de l’entourage de Ben Ali et sa belle-famille. Si le président en appelle à la moralisation du milieu des affaires et des entrepreneurs, ceci ne devrait pas susciter de critiques mais des encouragements de la part des concernés.

Bouger les lignes d’une transition artificielle

Secundo : au cours de cette allocution, M. Saïed revient sur 2012 et sur sa proposition de dédouaner des hommes d’affaires fraudeurs sous forme d’initiatives locales. Proposition qui est restée sans lendemain.

Ce n’est pas la seule fois que M. Saïed rappelle que le processus de 2011, qui est à l’origine du SYSTEME, ne l’engage en rien. Il ne faut pas oublier que le président de 2019 était en 2011 enseignant à la Faculté des sciences juridiques de l’Ariana et qu’il était chargé du cours de droit constitutionnel.

Or on a beau examiner sous toutes ses faces la liste des juristes dont le nom figure dans la Commission supérieure de la réforme politique, ou encore de la Haute instance de la transition démocratique, des gouvernements et autres représentants de l’Etat, le nom du collègue universitaire juriste constitutionnaliste Kaïs Saïed n’y est nulle part.

C’est le décret de l’ancien président Foued Mebazâa, promulgué en mars 2011, qui a posé les jalons du SYSTEME et permis «la cooptation» des juristes officiels, architectes du système. Le juriste qui sera plébiscité par le peuple tunisien n’a pas eu les bonnes grâces des parrains de la transition. Quoi de plus naturel alors que ce président rappelle aux partis, au gouvernement, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et à toute la classe politique, au SYSTEME de la transition démocratique officielle, qu’il n’est en aucune façon responsable des choix juridico-politiques qu’il ne partage pas.

Tour à tour juriste, professeur ou président, M. Saïed n’épargne pas son auditoire et met constamment en exergue une ligne de démarcation entre ses prises de position et le système que la majorité des Tunisiens ont rejeté en l’élisant.

À la lecture des lignes précédentes, certains trouveront mon propos dithyrambique. Comment ne pas avoir de sympathie pour un président qui vient bouger les lignes d’une transition démocratique officielle et artificielle? Que reprocher à Kaïs Saïed, qui n’a de cesse de rappeler aux ACTEURS du politique d’aujourd’hui qu’ils étaient hier les SPECTATEURS d’une révolution faite par d’autres ?

Enfin, n’étant pas laudateur des dirigeants et des puissants par éducation, je terminerai cet article par trois critiques adressées au président que j’apprécie tant.

Depuis les travaux de feu Salah Garmadi, un de nos plus illustres linguistes, l’arabe dialectal tunisien est érigé en langue vernaculaire du peuple tunisien historiquement, socialement et culturellement.

En second lieu, la visite inopinée de Recep Tayyip Erdogan, le sultan d’Istanbul, aurait dû être une occasion pour le premier représentant des Tunisiens pour lui signifier -poliment et diplomatiquement- qu’il foule le sol d’un pays où la démocratie et les libertés publiques et individuelles sont un sacerdoce.

Enfin, les envolées lyriques à propos de la Palestine plaisent mais n’aident en rien les Palestiniens. Et ce sont ces mêmes Palestiniens qui ont avec le Fatah, Arafat et l’OLP tourné la page de la tutelle des régimes arabes sur leur cause. Les soutenir, ce n’est donc ni parler en leur nom, ni se battre à leur place.

Monsieur le président, le SYSTEME a le bras long. Vigilance et persévérance sont donc de mise.

* Universitaire et activiste.

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