Coronavirus oblige, les flux des entrées de devises fortes (euro, dollar, etc.), générés par i) la diaspora de l’étranger, ii) le secteur touristique et iii) les investissements directs étrangers (IDE), vont refluer et se contracter drastiquement. Sur une entrée totale estimée, en 2019, à presque 5 milliards de $US (15 milliards de dinars tunisiens (DT), la contraction, pour 2020, avoisinera les 56% du montant. Que disent les chiffres et quels en sont les enjeux ?
Par Moktar Lamari, Ph.D
Cette contraction majeure impactera directement la capacité de la Tunisie à honorer sa dette, solder ses déficits commerciaux et à importer des produits vitaux (céréales, médicaments, équipements, intrants pour l’industrie, etc.).
Zoom sur les flux d’entrées en devises
En Tunisie, bon an mal an, les rémittences (transferts de devises par les émigrés) procurent à la Banque centrale de Tunisie (BCT), et donc au pays, quasiment 2,5 milliards de $US, soit presque 8 milliards de DT (équivalent du 8% du PIB). Soit autant de devises que celles transitant par la BCT et procurées par, en même temps, le secteur du tourisme (9 millions de touristes) et celui des IDE, réunis.
En 2019, le secteur touristique a drainé officiellement presque 1,85 milliard de $US (5,7 milliards de DT), soit moins 4% du PIB. Ces montants en devises sont passés par la BCT et ne tiennent pas compte des dépenses de transport des touristes, ou encore leurs dépenses pour des achats divers (restauration, artisanat, etc.).
En 2019, le secteur des IDE a fait transiter par la BCT à peine 0,8 milliard de $US (2,5 milliards de dinars).
Ensemble, ces trois secteurs procurent annuellement un peu plus que 5 milliards de $US. Un peu plus de l’équivalent de 16% du PIB. On ne considère pas ici les entrées de devises procurées par l’endettement (argents à rembourser) et par les aides internationales, dont les empreintes pèsent lourdement sur la viabilité des équilibres macro-économiques.
L’aide internationale, souvent assortie de diktats et conditions draconiennes, génère un endettement public qui avoisine déjà les 80% du PIB, avec un risque d’atteindre 87% en 2020.
Dans nos estimations, on ne tient pas compte du solde de la balance commerciale. Celle-ci est déjà dans le rouge depuis 2011, déficitaire puisque le taux de couverture des importations par les exportations ne dépasse guère les 75%, et depuis quelques années, la balance commerciale est de plus en plus tributaire des devises fortes ramenées par la diaspora tunisienne à l’étranger.
Les équilibres macro-économiques sont tributaires des entrées de devises des trois secteurs précédemment cités, et de leurs précieuses devises injectées dans l’économie.
La Tunisie compte de 1,4 à 1,7 million d’émigrés et expatriés travaillant partout dans le monde. Ceux-ci injectent officiellement, dans les circuits bancaires contrôlés par la BCT, une moyenne par personne émigrée de l’ordre 1300 $US par an. Ces montants ne considèrent pas les apports en nature (équipements, matériel roulant, etc.).
Les indicateurs mesurant les entrées de devises ne sont pas toujours suffisamment bien expliqués, bien compris par les médias et par l’opinion publique.
Le Covid-19 asphyxie les recettes en devises
Le premier secteur touché, et de plein fouet, par cette pandémie est celui du tourisme. Le scénario moyen présenté par le gouvernement aux instances internationales (FMI et autres) estime que l’année 2020 serait «une année blanche», avec une perte sèche de la quasi-totalité des recettes en devises, en plus de la destruction de quelques 400.000 emplois.
On est moins pessimiste. Nos estimations portent à croire que 85% des recettes en devises devant bénéficier au secteur touristique vont s’évaporer. Le manque à gagner avoisinerait l’équivalent de 1,5 milliard de $US (sur un total de 1,8 milliard de $US enregistrés en 2019).
L’Organisation mondiale du tourisme (organisme onusien) nous apprend que la pandémie du Covid-19 fera payer le secteur touristique un lourd tribut, ajoutant que son rétablissement total ne se fera pas avant 2021.
Les transferts officiels en devises par les émigrés et «expats» tunisiens vont aussi connaître une contraction de l’ordre de 20 à 30%. Cette estimation est issue d’un rapport publié cette semaine par la Banque mondiale.
En cause, l’émigration tunisienne est directement impactée, surtout qu’en Europe, la récession pour 2020 va approcher les 7% à 8%. Dans ces pays, un employé sur deux serait concerné par la récession, en perdant son emploi et/ou une partie de ses revenus salariaux. Un grand nombre des émigrés tunisiens ne vont pas pouvoir rentrer cette année en Tunisie, pour manque de liens aériens ou suite à une explosion des tarifs de transports (maritimes et aériens). Et cela va limiter les transferts de devises.
Les émigrés en Libye, et un grand nombre des employés dans les pays du Moyen-Orient sont concernés par la perte de leur emploi et la réduction de leurs revenus. Beaucoup sont licenciés et vont rentrer, si ce n’est pas fait.
Pour 2020, la réduction des montants des mandats et transferts d’argents transférés par la diaspora tunisienne à l’étranger va approcher l’équivalent de quelque 0,8 milliard de $US.
Les transferts de devises générés par les IDE vont aussi accuser le coup!
Les tendances décrivant les IDE vont prendre une tangente baissière allant jusqu’à 80% des montants investis. Nous avons vu que la France et bien d’autres pays européens ont promis que pendant le post Covid-19, ils vont rapatrier sur leur sol, plein d’entreprises ayant été délocalisées durant les dernières décennies. La «globalisation» est altérée et sérieusement. Toute chose étant égale par ailleurs, la Tunisie peut perdre plus que 0,5 milliard de $US, au titre des IDE prévisibles pour 2020.
Tout compte fait, ces estimations économétriques nous amènent à estimer le manque à gagner en devises à 2,8 milliards de $US. Un montant colossal qui avoisine l’équivalent de 7% du PIB.
Un autre effet collatérale peut surprendre la BCT et fera forcément impacter les budgets de l’État pour 2020. Celui-ci a trait au fait que l’épargne locale en Tunisie risque, comme ailleurs dans les pays du Maghreb, de se thésauriser sous forme de devises fortes. L’Euro, le dollar, etc., procuraient plus de garanties contre la dévalorisation du dinar (par rapport aux devises fortes) et certainement plus de rendements dans les marchés informels, que les 3-5% d’intérêt proposé par les banques commerciales, sous la houlette de la BCT.
Et cela risque de faire les affaires des contrebandiers et opérateurs du secteur informel.
La BCT et les banques commerciales doivent mieux rémunérer l’épargne officielle en devises fortes. La politique fiscale devrait examiner les options de défiscalisation totale des investissements consentis par les émigrés et expatriés dans leur pays… qu’ils affectionnent plus que tout!
Universitaire au Canada.
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