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Tunisie : Les architectes avertissent l’Etat contre des abus dans le secteur de la construction

La part des entreprises étrangères dans le marché de la construction en Tunisie est passée de 5% avant la révolution de 2011 à 30% aujourd’hui, et c’est l’Etat tunisien qui en est responsable de cette évolution. Les architectes tunisiens sont les principaux garants de la bonne gestion du secteur du bâtiment en Tunisie et ils doivent être écoutés à ce sujet.

Par Sahby Gorgi *

Depuis l’indépendance de la Tunisie, pratiquement tous ses bâtiments et ouvrages publics ont été pensés, conçus par des architectes et des ingénieurs tunisiens, construits par des entreprises tunisiennes avec des matériaux en majorité tunisiens: résidentiel, bureautique, souveraineté, hôpitaux, hôtels, ponts, viaducs… C’est d’ailleurs toujours une fierté que de l’affirmer haut et fort quand on visite divers pays de notre continent. Le secteur du bâtiment et de l’immobilier en Tunisie, présente 10% du PIB et près de 600.000 emplois directs.

Le savoir-faire tunisien en la matière n’est plus à démontrer dans notre continent; il y est d’ailleurs largement reconnu. Nombreux sont maintenant les architectes, ingénieurs, bureaux d’études, entreprises BTP et mêmes matériaux tunisiens qui s’exportent et confirment notre maîtrise technique et expérience acquise dans la construction de notre propre pays.

Les entreprises étrangères mieux servies que les Tunisiennes

Jusqu’à la révolution, la part du marché des entreprises étrangères dans la construction ne dépassait pas les 5%; elle est maintenant de 30% et tend à augmenter sensiblement. Malheureusement c’est l’Etat qui en est totalement responsable. Il tend à encourager l’installation d’entreprises étrangères avec des mesures existantes d’incitations douanières, fiscales et sociales dont ne fait pas bénéficier pas les entreprises tunisiennes. Même l’égalité des chances devant la loi n’est pas assurée.

Ce qu’il faut savoir c’est que la quasi-totalité de ces entreprises étrangères, sauf de rares exceptions, ne s’installent pas concrètement dans le pays. Elles constituent simplement un relais aux investisseurs étrangers et surtout une fuite avérée de devises dont le pays a grandement besoin. Elles s’installent en s’appuyant sur les entreprises tunisiennes devenus simples sous-traitantes. L’apport technologique est donc quasiment nul.

Suprême humiliation, l’Etat accepte maintenant que des investisseurs privés fassent appel directement et exclusivement à des entreprises étrangères avec des consultations rejetant clairement et ouvertement la participation des Tunisiennes sous le faux prétexte d’un manque de moyens ou d’expérience, alors que les projets concernés, sont largement à la portée.

Malgré les vives protestations de la chambre des BTP relevant de l’Utica, un ensemble touristique à Gammarth sera d’ailleurs vraisemblablement réalisé uniquement et exclusivement par une entreprise étrangère.

Plus grave encore, sur la base de mesures controversées datant de 2017, l’Etat pousse à opter de plus en plus pour la formule conception réalisation soit en contournant la maîtrise d’œuvre tunisienne (architectes, ingénieurs, bureaux d’études), soit en la plaçant sous tutelle des entreprises. Il est vrai que cette méthode est utilisée dans nombreux pays surtout anglo-saxons, mais les professionnels bénéficient aussi de batteries de mesures législatives et techniques très précises qui protègent l’autonomie totale de la maîtrise d’œuvre vis-à-vis de l’entreprise, ce qui n’est pas du tout le cas dans notre pays dont la réglementation actuelle est au contraire totalement défavorable.

La conception réalisation, si elle n’est pas encadrée par des mesures adéquates, n’est en aucun cas dans l’intérêt du projet, les architectes et ingénieurs perdent leur statut de maîtres d’œuvre et ne peuvent plus assurer ni le bon déroulement du chantier, ni la qualité de l’exécution, ni même la bonne gestion des budgets…

Imaginez alors, quand c’est une entreprise étrangère qui s’offre le marché et de surcroît pour un bâtiment de souveraineté comme c’est le cas de l’académie de police d’Enfidha…

L’Office de l’aviation civile et des aéroports (Oaca) persiste à sortir un appel d’offres international avec la formule conception réalisation en prétextant le manque de savoir-faire ou d’expérience des concepteurs tunisiens. Ceux-ci ne sont pas du tout hostiles à un partenariat où l’apport de consultants spécialisés, même s’ils sont sûrement capables de maîtriser tout type de projet, mais ils ne peuvent se permettre de se placer sous tutelle de l’entreprise et risquer au projet des abus techniques et budgétaires qu’ils ne peuvent plus maîtriser au détriment des deniers publics. Ce sera toujours le contribuable (c’est-à-dire nous tous) qui en paiera le prix…

La construction en Tunisie ne doit pas être mise sous tutelle étrangère

Pour éviter de tels dépassements, le Conseil de l’ordre des architectes devra faire partie de droit de l’Instance supérieure des marchés publics et dire son mot pour tous les marchés qui concernent le secteur de la construction.

Les architectes tunisiens refusent que la construction en Tunisie soit mise sous tutelle étrangère et refusent que les entreprises tunisiennes, dont ils sont partenaires, soient lésées ou laissés pour compte. Ils refusent aussi qu’ils soient eux mêmes placés sous la formule de la conception réalisation, donc sous tutelle de l’entreprise jusqu’à ce que toutes les mesures législatives nécessaires et suffisantes soient prises pour assurer leur statut de maître d’œuvre.

Les architectes, qui se placent d’ailleurs volontairement et en connaissance de cause, sous tutelle de l’entreprise, risquent des sanctions disciplinaires.

Les architectes useront de tous les moyens légaux en leur possession pour défendre la loi et les intérêts du pays, quitte à le décider dans l’urgence collectivement en assemblée générale extraordinaire.

Les architectes tunisiens sont les principaux garants de la bonne gestion du secteur du bâtiment en Tunisie. Ils doivent être écoutés.

* Président du Conseil de l’ordre des architectes de Tunisie.

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