Kaïs Saïed et Hichem Mechichi seraient bien inspirés de faire voter, en même temps que la confiance au gouvernement conduit par le premier, un programme incluant des mesures à même d’assainir la situation politique générale en Tunisie.
Par Mohamed Chérif Ferjani *
Depuis les élections de 2019, la Tunisie vit un bras de fer entre le président de la république, Kaïs Saied, et la présidence de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), occupée par Rached Ghannouchi, fondateur et président du mouvement islamiste Ennahdha. Celui-ci a réussi, depuis la révolution de 2010-2011, à avoir la peau de tous ses alliés et adversaires. Son rêve, et celui de son mouvement, est de faire de même avec l’énigmatique et imprévisible Kaïs Saïed qui a créé la surprise des dernières élections présidentielles en coiffant au poteau tous ses concurrents, sans avoir proposé un programme et sans mener une campagne comparable à la leur.
Profitant du camouflet infligé par l’Assemblée au candidat d’Ennahdha à la présidence du gouvernement, Habib Jemli, Kaïs Saied a imposé à ce poste Elyès Fakhfakh qui, au fil des jours, a manifesté son autonomie par rapport au premier groupe parlementaire, celui d’Ennhadha et de ses alliés de Qalb Tounès et la coalition de Seïfeddine Makhlouf, en s’appuyant sur le soutien de la présidence de la république. Rattrapé par une affaire de conflit d’intérêt, il a préféré présenter sa démission, demandée par le président Saïed, plutôt que de partir sanctionné par une motion de censure qui permettrait au parlement de tirer le tapis sous les pieds du président de la république en l’empêchant de choisir lui-même un nouveau chef de gouvernement. Cela permit à M. Saied de garder la main et de charger Hichem Mechichi de former le nouveau gouvernement, sans tenir compte des propositions des groupes parlementaires et des partis. Si l’Assemblée ne vote pas la confiance au gouvernement de son candidat, il pourra alors la dissoudre et convoquer de nouvelles élections législatives anticipées.
L’Assemblée votera la confiance pour le gouvernement Méchichi pour éviter sa dissolution
En attendant la mise en place du nouveau gouvernement, Elyès Fakhfakh a continué à remplir les fonctions de chef de gouvernement sans être soumis au contrôle du parlement. Il a démis tous ses ministres islamistes, procédé à des limogeages de responsables de différentes institutions et administrations, donnant l’impression de vouloir régler ses comptes avec tous ceux qui sont à l’origine de ses ennuis.
Pendant ce temps, Hichem Mechichi, un commis de l’Etat qui a occupé plusieurs fonctions administratives dans plusieurs ministères avant de devenir ministre de l’Intérieur dans le gouvernement sortant d’Elyès Fakhfakh, a mené des consultations avec les organisations nationales, les experts, les représentants de la société civile, les partis politiques et les groupes parlementaires, pour présenter, enfin, le soir du 24 août 2020, dans les délais prévus, un gouvernement excluant les partis politiques, avec la certitude que la majorité des députés sera obligée de voter la confiance pour son gouvernement, bon gré mal gré, pour éviter une dissolution qui leur serait préjudiciable.
En effet, plusieurs raisons militent en faveur d’un tel scenario : nombreux sont ceux qui ont des affaires sur le dos et qui ne veulent pas quitter de si tôt le Palais du Bardo pour se retrouver à la prison de Mornaguia; plusieurs ont contracté des crédits bancaires et comptent sur leur indemnité parlementaire pour les rembourser; beaucoup ont peur d’une sanction électorale pour leur parti… Bref, des raisons qui n’ont rien à voir avec le souci de l’intérêt du pays !
Dans six mois, si Kaïs Saïed et le gouvernement Méchichi ne font rien pour garder la main, les groupes parlementaires mis devant le fait accompli depuis la démission de Fakhfakh, pourront prendre leur revanche en votant une motion de défiance qui chassera le gouvernement Méchichi sans que le président de la république puisse user de son pouvoir de dissoudre l’Assemblée… On se retrouvera alors dans la même situation ! C’est le calcul que font les députés qui voteront, le 1er septembre 2020, la confiance au gouvernement Méchichi pour éviter la dissolution. Que peuvent faire Saied et Méchichi pour garder la main et empêcher un tel scenario ?
Arrêter le jeu irresponsable de l’Assemblée au détriment des intérêts du pays
La seule possibilité qui leur reste est de faire voter, en même temps que la confiance au gouvernement, un programme incluant des mesures à même d’assainir la situation. Parmi ces mesures, les plus urgentes sont :
- la levée immédiate de l’immunité parlementaire pour tous les députés impliqués dans des affaires de corruption ou touchant à la sécurité du pays pour que la justice puisse dire son mot à leur sujet et mettre fin à l’impunité qui leur permet d’échapper à la loi;
- l’aboutissement de toutes les affaires concernant les délits et crimes de corruption, de blanchiment d’argent et de terrorisme, dont celles qui concernent les assassinats politiques comme ceux de Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, Lotfi Nagdh, et tous les autres assassinats qui ont frappé des politiques et des membres des forces de sécurité, de l’armée ou de tout autre citoyen;
- la levée aussi immédiate des obstacles à l’établissement de la vérité sur l’appareil sécuritaire d’Ennahdha, sur l’envoi de jihadistes en Syrie, en Libye et ailleurs, et la poursuite des responsables en Tunisie des réseaux jihadistes quels qu’ils soient;
- l’achèvement avant trois mois de la mise en place de la Cour constitutionnelle; si le parlement ne choisit pas les membres qu’il lui revient de désigner, la cour doit commencer son travail en attendant qu’elle soit complétée;
- l’examen de tous les accords économiques, culturels, militaires, techniques, etc., conclus avec d’autres Etats pour annuler les accords conclus au détriment des intérêts du pays;
- l’adoption de mesures sociales et économiques d’urgence pour pallier aux différentes inégalités (entre les régions et les couches sociales) et répondre aux besoins des populations les plus précaires dont en premier lieu les jeunes livrés au chômage et au désespoir qui les poussent à risquer leur vie pour partir en Europe ou aux fronts du jihad dans divers pays.
Si le parlement refuse de voter de telles mesures en même temps que la confiance au gouvernement, la dissolution doit intervenir immédiatement, tant qu’il est possible au chef de l’Etat d’y procéder. Sinon, ce sera trop tard et, dans six mois, le parlement reprendra la main pour continuer son jeu irresponsable au détriment des intérêts du pays comme l’ont fait, depuis 2011, la plupart des constituants et des parlementaires.
Saied et Méchichi oseront-ils aller jusque-là ?
* Professeur honoraire de l’Université Lyon 2, président du Haut conseil scientifique de Timbuktu Institute.
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