Décidément, la démocratie en Tunisie n’est toujours qu’un ornement arboré au gré des circonstances et des errements de partis politiques prêts à tout pour sauvegarder leurs intérêts, quitte à trahir, et pas seulement leurs électeurs.
Par Dr Mounir Hanablia
Les circonstances ont fait que j’aie mangé récemment dans un petit restaurant que je ne connaissais pas. Faisant partie de cette catégorie de sang impur et intellectuellement colonisée qui depuis le grand retour de l’authenticité et de la piété sur la scène politique, trouve encore moins sa place dans ce pays, et ayant été tiraillé par la faim, mon attention a été attirée par une devanture où étaient affichés en grand les mots magiques «Restaurant italien» et «Pizza», avec la décoration tricolore d’usage.
Mais une fois à l’intérieur, j’ai vite fait de constater qu’on était bien toujours en Tunisie, au vu de multiples détails dont l’évocation serait fastidieuse, associés à l’écran géant branché sur la chaîne de musique arabe Rotana , et le volume conséquent de décibels l’accompagnant qui frisait parfois celui en usage dans nos salles des fêtes lors des mariages.
Ennahdha et Al-Karama sont à la démocratie ce qu’un plat de sushi est à un salon de massage thaïlandais
En fin de compte, j’ai bien pris une pizza, mais norvégienne. Et c’est d’ailleurs l’un de mes rares sujets de satisfaction, puisque pendant le repas il n’était plus possible de ne pas faire la comparaison avec la situation politique du pays, arborant à tout bout de champ en caractères géants et enseigne lumineuse le mot fatidique DEMOCRATIE, et lorsqu’on en pénètre un peu plus profondément dans les méandres, on se trouve en présence d’acteurs tels Ennahdha où Al-Karama dont on aura vite compris qu’ils sont aussi étrangers au sujet que puisse l’être un plat de sushi dans un salon de massage thaïlandais.
Mais pour rester dans le domaine culinaire, comment ne pas évoquer le fameux dîner qui a réuni dans les locaux de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le chef du gouvernement alors récemment nommé et pas encore intronisé, Hichem Mechichi, Rached Ghannouchi, Seifeddine Makhlouf, et l’inévitable Nabil Karoui?
Il paraît que c’est la publication des photos de ce dîner qui avait déclenché l’ire du chef de l’Etat, mais renseignement pris, il s’agissait d’un mensonge – on n’en est plus à un près – de Nabil Karoui, qui en avait été la cause, quand celui-ci avait annoncé que le palais avait demandé de ne pas accorder la confiance au nouveau chef du gouvernement.
Ghannouchi, Karoui et Makhlouf la troïka de l’indignité arrogante
Quoiqu’il en soit, pour en revenir à la photo de ce dîner devenu fameux, on voit bien que le seul à ne pas sourire, c’était bien évidemment Hichem Mechichi. Sans doute prenait-il conscience à ce moment là qu’au sein de la majorité parlementaire qu’il était allé solliciter, il était victime d’un traquenard. Mais étant alors encore ministre de l’Intérieur, il devait bien savoir à qui il avait affaire. Et en face de Mechichi, il y avait bien évidemment Rached Ghannouchi dont on doit bien comprendre qu’il n’agissait pas en tant que président de l’ARP, dont les fonctions exigent normalement qu’il se positionne au dessus des jeux partisans, ni d’honnête courtier, un rôle en dehors de ses prérogatives. Mais c’est oublier que nous sommes en Tunisie.
Après la fronde des députés, le vote de confiance remportée, et la démission de Habib Khedher, M. Ghannouchi a démontré une fois de plus qu’il ne faisait toujours aucune distinction entre ses fonctions publiques et celles de président émérite de son parti politique. La preuve, c’est que le chef du bloc parlementaire d’Ennahdha, Noureddine Bhiri, était absent sur la photo.
À côté de Ghannouchi on voit évidemment son vieux complice Nabil Karoui, qui avait été l’un des protagonistes, lors de l’accord de Paris avec Beji Caid Essebsi. En 2011, M. Karoui avait on s’en souvient permis à M. Ghannouchi d’exacerber les sentiments religieux de la foule en faveur de son parti Ennahdha lors des élections de la Constituante, après avoir diffusé sur sa chaîne Nessma le dessin animé provocateur, ‘‘Persépolis’’, jugé hérétique.
Les déboires judiciaires de M. Karoui ou bien ses relations pas très catholiques lors de sa campagne électorales avec une agence canadienne présidée par un ancien officier des renseignements israéliens, n’ont pas empêché ce parangon de la dignité et de la cause palestinienne, Seif Eddine Makhlouf, de s’attabler à ses côtés. Cette relation semble commencer à causer de la gêne au bouillant avocat mais on ne s’expose pas aux lumières de la vérité sans se griller les ailes; l’un des députés de son parti en a tiré prétexte pour faire défection, et un autre l’a justifiée en prétendant «qu’il était aussi inutile d’enquêter sur ses partenaires politiques que sur le chauffeur du bus qu’on emprunte ou sur le policier du poste».
Selon un journaliste, c’est M. Makhlouf qui a joué le rôle du Judas de service, en l’occurrence le second, en faisant fuiter la fameuse photo compromettante sur les réseaux sociaux.
Le chemin de croix de M. Mechichi n’est pas arrivé à son terme
Judas ? Ce dîner de M. Mechichi rappelle à bien des égards le dernier repas du Christ immortalisé par un grand nombre de peintres. Selon les Evangiles, il avait déclaré que celui qui allait le trahir était assis à table avec lui, puis il avait offert un morceau de pain à Judas. La bonne nouvelle pour le Christ avait été qu’il n’en avait eu affaire qu’à un seul.
M. Mechichi a lui soutenu avec succès le vote de confiance à l’ARP, qui ne voulait pas de sa propre dissolution en lui refusant l’investiture, mais son chemin de croix n’est pas pour autant arrivé à son terme. Il doit d’abord prendre position sur les accusations du ministre de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, Mohamed Abbou, au sein du gouvernement démissionnaire d’Elyes Fakhfakh, contre Ennahda, concernant le blanchiment d’argent et le financement illégal de 4 chaînes de télévision. C’est peut-être cela qui a poussé Abdelkarim Harouni, le président du Conseil Consultatif d’Ennahdha, à déclarer que son parti avait, lors du vote, accordé «ses voix et pas sa confiance» (sic), et qu’il exigeait la destitution de sept ministres du nouveau gouvernement.
En l’absence depuis plus de cinq ans d’une Cour Constitutionnelle, c’est encore la preuve que décidément, la démocratie en Tunisie ne soit toujours qu’un ornement arboré au gré des circonstances et des errements de partis politiques prêts à tout pour sauvegarder leurs intérêts et pour porter sur la croix ceux de leurs électeurs.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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