En s’installant en Tunisie à partir de 2011, les marchands de la religion ont prospéré, infiltré les mosquées et la justice, appauvri la population, et sapé l’autorité de l’Etat. Si on veut vaincre ces faux prophètes et le terrorisme qu’ils suscitent ou exploitent, la détermination politique au plus haut sommet de l’Etat est la condition sine qua non, elle ne doit pas faire défaut.
Par Dr Mounir Hanablia
L’Etat terroriste ? Il serait abusif de le prétendre. Les victimes du terrorisme ont été principalement ses représentants et ils continuent de payer son pesant de sang afin que nous puissions tous continuer à vaquer à nos activités habituelles sans courir le risque de recevoir une balle perdue ou un éclat d’obus. Mais il serait quand même faux de prétendre que malgré les lois antiterroristes et contre le blanchiment de l’argent, il n’y ait pas un problème avec le terrorisme au niveau de ce pays, à son plus haut niveau.
On fera abstraction de l’incapacité de la justice, malgré sa possession d’un arsenal juridique répressif conséquent, à apporter des réponses aux assassinats de militants politiques, aux actes de sabotage et de déprédation, et à l’existence supposée d’organisations armées secrètes. Elle constitue déjà en soi un indice troublant. Si la justice ne fait pas ce qu’il faut, c’est d’abord au ministre de la Justice qu’il faut en poser la question.
Ce problème est donc d’abord politique parce qu’un certain type de discours qui à tout le moins prête à équivoque avec celui des terroristes, quand il n’en est pas identique, a désormais acquis droit de cité et s’est enraciné dans les mosquées et l’espace public, à travers l’usage de concepts religieux d’origine coranique, grâce à l’influence de partis politiques ayant pignon sur rue comme Ennahdha ou Al-Karama et grâce à des chaînes de radio et de télévision privées dont le financement reste indéterminé, dont le fonctionnement, selon la Haica et les déclarations de Mohamed Abbou, ancien ministre d’Etat chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, est illégal, et qui donnent l’occasion à longueur de journée de débiter le texte coranique selon les besoins de la cause, et à n’importe qui de dire tout et n’importe quoi au nom d’une Vérité Révélée d’origine divine, sans aucune contestation ni répartie possibles.
Chaînes de télévision religieuses et associations dites caritatives
On pourra tout dire des plateaux télévisés et de leur manière sournoise de manipuler l’opinion publique, en tous cas ils permettent en général à l’opinion contraire de s’exprimer même si le débat est souvent biaisé. Il n’y a rien de tel sur les chaînes de la propagande religieuse, puisqu’il s’agit bien de cela, où le débat n’existe tout simplement pas.
Ceci n’est évidemment que la partie visible de l’iceberg. On n’évoquera non plus pas les ONG et toutes ces associations caritatives et écoles chargées d’enseigner le Coran dont on ne sait le plus souvent absolument rien, ni la raison pour laquelle aucune autorité ne s’est opposée à leur légalisation.
Toute cette infrastructure humaine et matérielle a déjà des conséquences au niveau public, elle permet à un parti politique, Ennahdha, de disposer du plus grand nombre d’électeurs, d’essaimer en faisant des émules, et à d’autres partis d’éclore sur le même thème, de lui apporter leur soutien, et de constituer des majorités parlementaires opportunistes.
La duplicité des «religieux» dans l’usage du discours coranique à des fins politiques
Afin de démontrer l’importance de la duplicité des «religieux» dans l’usage du discours Coranique à des fins politiques, il faut en revenir au texte sacré. Le verset 74 de la fameuse sourate ‘‘El-Anfal’’ dit ceci : «Ceux qui ont cru, émigré, et été éprouvés sur la voie de Dieu, ceux qui les ont accueillis et les ont soutenus, ceux-là sont ceux qui ont cru véritablement et ils ont chez leur créateur pardon et ressource digne».
Être éprouvé sur la voie de Dieu, chaque musulman depuis l’enfance a été habitué depuis l’école coranique ou l’école publique à le comprendre par le combat sur le champ de bataille, le petit jihad, le grand jihad étant celui simplement de la survie quotidienne.
Ce qui est explicite dans le texte, c’est que celui qui aide un émigré musulman doit être considéré par lui comme un membre de sa propre foi. Le verset interprété pour les besoins du moment voudrait donc dire aussi que les musulmans qui sont obligés d’émigrer sous d’autres cieux pour survivre (le grand jihad) doivent à leurs pays d’accueil le respect et la solidarité. Ce serait admettre que les membres d’autres croyances religieuses dussent être respectés comme des musulmans, particulièrement ceux qui les accueillent dans leurs propres pays. Cela ouvrirait évidemment la voie vers l’intégration, l’égalité, la citoyenneté et établirait une coexistence pacifique entre les membres d’un même pays, abstraction faite des différentes confessions en présence.
C’est d’ailleurs bien pour ça que les clercs ont préféré le taire. Les clercs musulmans sont devenus les intermédiaires obligés de l’interprétation du texte sacré le jour où il a acquis une valeur juridique normative qui n’était à l’origine pas la sienne. Tout comme l’avaient fait leurs prédécesseurs juifs et chrétiens, ils rusent avec le texte sacré, ils ne retiennent des différentes interprétations possibles que celles qui leur siéent, et font passer les autres à la trappe.
Les jihadistes sur le sentier lumineux d’Allah
Les imams jihadistes qui en 2014 avaient appelé les jeunes du haut des chaires des mosquées à aller combattre en Syrie ont certainement entre autres usé de ce verset parce qu’il unit dans un même acte méritoire les émigrés avec ceux qui leur apportent leur soutien; le prétexte était donc tout trouvé de faire la quête des indulgences auprès de ceux qui se dispensaient d’aller détruire le pays de Bachar l’impie, et l’Organisation faisait ainsi d’une pierre deux coups, en se débarrassant de ses éléments les plus aventuriers, donc les moins contrôlables, et en remplissant ses caisses.
Les imams jihadistes en question ne s’y sont donc pas trompés, ils ont bien établi dans leurs sermons l’amalgame entre les combattants de Daech égarés entre le Mali, le Nigéria, la Libye, le Yémen la Somalie, la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, et les premiers musulmans, ceux qui ont immigré de la Mecque en fuyant les persécutions, et que leurs partisans ont accueillis à Médine. S’il s’ensuit que l’émigration et le combat soient des actes méritoires auxquels tout musulman est en principe appelé à contribuer directement ou indirectement, la question, celle qui pose problème, est bien évidemment de ne pas se perdre à la recherche du sentier de Dieu. Mais là, il n’y a pas de risque : dans les Etats forts, c’est une prérogative du Prince, qui d’ailleurs et en général préfère utiliser son armée. Et quand l’Etat le veut bien, au nom de principes étrangers à l’islam dogmatique comme la démocratie ou la liberté du culte, ou encore le consensus, ce sont les ulémas, c’est-à-dire la caste des clercs du dogme, désignés par le pouvoir, qui s’arrogent l’exclusivité de désigner les combats licites, et ceux qui ne le sont pas.
Ainsi au sein d’une religion venue à l’origine dénoncer toute forme de cléricalisme, nous avons maintenant au XXIe siècle une Ligue mondiale des ulémas basée à Qatar, dominée par une confrérie internationale, les Frères Musulmans, convertis à la démocratie et à l’économie libérale, dont sont membres des partis comme l’AKP d’Erdogan ou Ennahdha de Ghannouchi, et qui distingue parmi les musulmans ceux qui sont sur le droit chemin, comme évidemment la Turquie et le Qatar, des autres, en l’occurrence les Emirats, l’Arabie, et l’Egypte.
Dans les années 80 il était de bon ton d’aller se battre contre les Soviétiques en Afghanistan parce que les Américains, les Saoudiens et les Pakistanais avaient décidé que c’était là le sentier lumineux d’Allah. Dans les années 90, les soviétiques étant partis, les Pakistanais étaient demeurés seuls en lice, pour soutenir les Talibans, et la guerre s’était déplacée en Algérie. Et puis il y avait eu le 11/09, la guerre américaine contre le terrorisme et depuis le soi-disant printemps arabe l’émigration des jeunes qui préfèrent encore aller se noyer en Méditerranée que rester figés par les sortilèges des faux prophètes.
La Tunisie sous la coupe des faux prophètes
C’est justement là le problème de la Tunisie où en s’installant, ces derniers ont prospéré, infiltré les mosquées et la justice, appauvri la population, et sapé l’autorité de l’Etat. Si on veut vaincre les faux prophètes et le terrorisme qu’ils suscitent ou exploitent la détermination politique au plus haut sommet de l’Etat est la condition sine qua non, elle ne doit pas faire défaut.
Récupérer les mosquées que l’Etat avait en 2011 désertées dans un moment d’irresponsabilité ou de duplicité, pour les restituer à leur usage normal, celui de lieux du culte neutres en dehors des contingences politiques, est un premier impératif si on veut éviter qu’ils servent de base arrière au terrorisme. Demander des comptes sur le jihad en Syrie et sur le financement des chaînes d’information, des partis politiques, des associations, en est un second si on veut rétablir la confiance dans la Loi et dans les institutions de l’Etat.
C’est au président Kais Saied de l’imposer et on attend de lui qu’il ait le courage de le faire. Mais il faut aussi libérer le texte coranique en lui restituant sa fonction orale prophétique de discussion et de contestation, source de vie et d’inspiration, tournée vers l’avenir, au détriment de celle écrite, muette, irrémédiablement figée dans un dogme normatif définitivement révolu .
Si l’Etat continue sur la voie qui est la sienne, depuis 2011, celle d’acheter une illusoire paix civile en donnant des gages politiques et symboliques, à l’intolérance, au nom de la démocratie ou du texte sacré, alors il perdra de plus en plus le soutien de la majorité de la population, et il abordera le combat irrémédiable qui contre les terroristes en bien plus mauvaise posture, que s’il avait eu bien plus tôt la volonté de faire respecter la loi et les institutions du pays.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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