La Tunisie est en train de devenir un cas d’école (en «mismanagement») sur la méthodologie la plus efficace pour mener un pays au délitement de l’autorité publique et la faillite socio-économique («state failure methodology»).
Par Elyes Kasri *
Pour rappel: dans un post publié le 16 novembre 2019, j’écrivais ceci : «Ceux qui pensent que les joutes lyriques, les marchandages politiques et l’amateurisme économique sont sans conséquences sur l’avenir et la souveraineté du pays devraient étudier de près la tragédie vécue par la Grèce depuis plus de dix ans. Si la Grèce, berceau de la philosophie et de la démocratie occidentales et membre de l’Union Européenne et de l’Otan, a du subir le calvaire brillamment raconté par le cinéaste légendaire Costa Gavras, qu’en sera-t-il de la Tunisie lorsque sonnera la fin de cette récréation politique aussi insipide que stérile?»
Report indéfini depuis 2011 des réformes nécessaires
En ce 31 octobre 2020, avec une loi de finances 2021 dans une impasse insoluble, notre situation en Tunisie risque d’être pire que celle de la Grèce, pays membre de l’Union Européenne et de l’Alliance Atlantique dont le sauvetage a nécessité des sacrifices très douloureux et une mise sous tutelle européenne de sa politique budgétaire.
En l’absence d’alliances économiques et sécuritaires dont bénéficie la Grèce, l’accumulation de mauvaises politiques économiques et le report indéfini depuis 2011 des réformes nécessaires, des facteurs supplémentaires risquent de rendre plus périlleuse et dramatique toute perspective de sauvetage et de sortie de crise de la Tunisie, notamment:
1- l’immaturité et l’inertie (pour ne pas dire autre chose) de la classe politique et l’infiltration des tenants du statu quo (excusez l’euphémisme) au sein des cercles de décision administratifs et politiques;
2- un risque de libanisation du fait des interférences étrangères politiques, économiques, médiatiques et éventuellement à coups d’éléments armés à la libanaise. Ainsi, les milliers de jihadistes financés par la Turquie et le Qatar ainsi que l’appareil secret d’Ennahdha (dont le secret est précieusement gardé par la justice tunisienne) pourraient n’être que la partie visible de l’iceberg d’une éventuelle subversion armée ou même de guerre civile;
3- les prémices de dislocation de l’Etat selon un scénario qualifié depuis quelques années de «somalisation» par l’ancien chef d’état-major des armées, Rachid Ammar, avec l’émergence de chefs de guerre et de seigneurs régionaux à la somalienne qui dicteraient leurs termes au pouvoir central à la manière de la bande d’El-Kamour;
4- des tendances isolationnistes exacerbées par la dernière vague de violence verbale et d’invectives émanant de politiciens excités et de citoyens zélés prétendument offusqués par des caricatures du prophète Mohamed (صلعم) pourtant vénéré par deux milliards de croyants dont la foi ne saurait être ébranlée par de vulgaires coups de crayon qui seraient autrement passés inaperçus et tombés dans l’oubli que leur vaut leur vulgarité et leur manque de créativité artistique.
Délitement de l’autorité publique et faillite socio-économique
Ceux qui crient à la guerre sainte contre la France et appellent au refus d’abriter le Sommet de la Francophonie en Tunisie sont, par pure démagogie et surenchère populiste, en train d’enfoncer notre pays et de boucher les horizons de sortie de crise par un élan de solidarité internationale qui passera avant tout par l’Union européenne dont, faut-il le rappeler, le dernier ambassadeur a quitté la Tunisie sans être décoré comme le sont normalement ses collègues à la fin de leur mission dans notre pays.
Certains ont cru que la Tunisie post-révolution allait être une inspiration pour les autres peuples. Elle a fini par devenir un repoussoir à toute velléité révolutionnaire et offre un argument supplémentaire à ceux qui prétendent que la culture arabo-musulmane est incompatible avec le civisme, la démocratie et le développement.
En résumé, la Tunisie est en train de devenir un cas d’école (en «mismanagement») sur la méthodologie la plus efficace pour mener un pays au délitement de l’autorité publique et la faillite socio-économique («state failure methodology»).
PS: Définition de la défaillance de l’État: la perte de contrôle de son territoire ou du monopole de l’usage légitime de la force physique sur ce territoire; l’érosion de l’autorité légitime dans la prise des décisions collectives; l’incapacité à fournir des services publics et d’interagir avec d’autres États en tant que membre à part entière de la communauté internationale.
* Ancien ambassadeur.
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