On ne peut pas impliquer sans preuves les parties tunisiennes hostiles au président Kaïs Saied dans l’attentat terroriste dont ce dernier aurait été la cible cette semaine et qui impliquerait selon toute vraisemblance des parties étrangères. Ce qu’on peut leur reprocher, en revanche, c’est avant tout d’en nier la réalité sans arguments pour le faire, ensuite de fournir le contexte politique adéquat le favorisant, celui d’une crise institutionnelle que la démission de l’actuel gouvernement, la dissolution du parlement, et le recours à de nouvelles élections pourraient éviter.
Par Dr Mounir Hanablia *
L’affaire de la récente tentative d’assassinat dont la présidence de la république a été le théâtre, concerne tous les citoyens de ce pays, dont le droit de savoir, confronté à la raison d’Etat, ne souffre aucune discussion. Le simple citoyen qui n’assume aucune responsabilité politique et qui se trouve loin du cercle restreint sombre et virtuel du pouvoir, où les décisions se prennent, se doit de faire le tri parmi les informations qui lui sont distillées, tout en en déduisant celles qui lui sont tues, loin des considérations partisanes et des ambitions politiques.
Comme la vérité demeure tellement précieuse qu’il faille toujours l’envelopper dans un tissu de mensonges, la connaître ne relèverait que de la gageure, pour peu qu’elle ne soit pas relative, qu’elle ne dépende pas de l’observateur comme le commande le principe d’incertitude de la physique quantique, et qu’elle ne soit pas multiple ainsi que le prescrit la théorie des multivers. Mêmes si ces métaphores sont empruntées à la physique, elles paraissent adaptées à une situation dont la recherche de la vérité constitue l’objectif ultime; d’autant que dans cette affaire deux vérités possibles coexistent déjà : ou bien la présidence de la république dit vrai à propos des faits rapportés dont elle a confirmé la véracité, ou bien elle ne le fait pas ainsi que le prétend un député comme Yadh Elloumi, toujours prompt aux jugements à l’emporte-pièce que rien ne vient corroborer, pas même des références erronées ou des prétentions infondées à la connaissance de l’Histoire.
Chronologie des faits
Pour en revenir aux faits, une information a circulé à partir des réseaux sociaux, selon laquelle le président de la république Kais Saied a été la cible d’un attentat au courrier empoisonné. Cette information a été reprise et confirmée par Riadh Jrad, le chroniqueur d’une chaîne télévisée locale privée, Attessia pour ne pas la nommer, à une heure de grande écoute. Dans la foulée, la page officielle de la présidence d’un pays voisin, l’Algérie en l’occurrence, a rapporté que le président Abdelmadgid Tebboune s’était inquiétée de la santé du président tunisien après l’attentat dont ce dernier fut victime, information rapidement relayée par les médias tunisiens. Pour ajouter au mystère de l’affaire, à sa sortie des studios, le chroniqueur a été intercepté pour interrogatoire, semble-t-il, par la brigade antiterroriste, puis relâché peu après.
Cette nouvelle a aggravé la polémique entre les partisans et les adversaires du président, enclenchée par sa prise de position contre le dernier remaniement ministériel entériné par un vote du parlement. Mais il a fallu attendre encore quelques heures pour que la présidence tunisienne sorte de son mutisme et publie un communiqué reconnaissant la réalité des informations, en particulier le malaise dont a été victime la directrice de cabinet du président de la république, Nadia Akacha, ainsi qu’un agent, transportés à l’hôpital militaire pour être soignés après l’ouverture d’un courrier. La présidence a précisé qu’elle avait eu l’intention de ne pas divulguer ces informations afin de préserver le pays d’un sujet de discorde supplémentaire dont il n’avait pas besoin, mais ayant constaté leur communication, elle avait été obligée de les porter à la connaissance du public. Et 24 heures après, le parquet a, dans un communiqué diffusé par les moyens d’information habituels, infirmé la découverte de substance toxique dans les échantillons du courrier (une enveloppe vide) envoyés pour analyse par la présidence. On apprendra que ce courrier avait été préalablement maladroitement passé au broyeur.
La mauvaise communication de la présidence de la république
Fait important, cette communication ne s’est pas faite par le biais d’une conférence de presse, où les journalistes auraient pu demander plus de précisions, pour savoir si l’analyse toxicologique avait éliminé l’usage d’une substance toxique, ou bien seulement sa présence, ce qui ne signifie pas du tout la même chose. Dans tout ceci, le premier fait constaté, une nouvelle fois, c’est le défaut majeur de communication. La présidence n’a toujours pas de porte-parole officiel, et dans les situations comparables cela prête à équivoque et risque de lui coûter cher. Elle n’a pas besoin d’être accusée de monter une mise en scène à des fins politiques, particulièrement dans le contexte de crise institutionnelle que s’apprête à traverser le pays. Mais l’absence de porte-parole officiel à la présidence n’est pas un fait nouveau, elle semble faire partie du personnage de Kais Saied, habitué à communiquer dans son style chaloupé qui n’accepte aucune répartie; il serait d’ailleurs difficile de trouver un interlocuteur capable de la lui donner dans son propre langage, l’arabe littéraire issu de l’émirat hamdanide d’Alep au Xe siècle.
Le président Kais Saied est un communicateur très particulier, et cela n’a pas peu contribué à établir son aura d’arabisant véritable propre à lui gagner le label de l’authenticité qui, associée à ses prises de position tranchées en faveur de la cause palestinienne et contre la normalisation avec l’Etat d’Israël, a séduit la foule de ses électeurs et lui a gagné leurs cœurs.
Mais à ce défaut de communication structurel, s’en est ajouté un autre, conjoncturel : la présidence tunisienne, pour des raisons politiques se rapportant à l’intérêt du pays, ne voulait pas transmettre cette information au public, et ce n’est pas elle qui l’a fait. Ceci ne plaide déjà pas en faveur d’un usage politique prémédité de l’événement, et on a du mal à penser que la présidence algérienne, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, se soit impliquée d’une manière aussi flagrante dans une affaire relevant de la sécurité nationale de la Tunisie, en donnant foi à une information non vérifiée.
Les adversaires de Kais Saied montent au créneau
Rien ne justifie donc à priori l’accusation de machiavélisme que les adversaires de Kais Saied brandissent, c’est-à-dire certains membres des partis Ennahdha, Qalb Tounès, et Al-Karama, alliés au chef du gouvernement Hichem Mechichi. Ces partis ont par ailleurs condamné l’attentat, et appelé à établir toute la lumière sur les circonstances de cette affaire d’Etat mais dans le contexte politique tunisien on n’en est pas à une contradiction près.
Cependant le communiqué issu du parquet ne confirme pas la thèse présidentielle et semble même la mettre en doute. On peut déjà relever la manière avec laquelle il a été diffusé, presque laconique, autoritaire, péremptoire, régalienne, ne souffrant aucune discussion. Mais on n’annonce à priori pas de la même manière la saisie d’une quantité de blé avarié prélevée dans les stocks de la coopérative de Dahmani, et les résultats d’un test toxicologique effectué sur une lettre censée contenir du poison adressée au président de la république. On peut se demander pourquoi ce n’est pas le ministre de la Justice qui a pris sur lui de le faire. À titre d’exemple, c’est l’attorney général Bill Barr qui avait informé le public des conclusions du rapport du procureur Robert Muller relativement à l’implication de Donald Trump dans le Russia gate, d’une manière d’ailleurs tendancieuse. Mais en Tunisie, le ministre de la Justice récemment nommé n’a pas encore prêté serment, et pour cause. Et son collègue, sur le départ, n’a apparemment pas intérêt à se trouver mêlé à une affaire qui relève au mieux de la mythomanie, ainsi que l’ont prétendu certains, au pire du complot contre le chef de l’Etat. D’une manière plus générale, dans le gouvernement, on préfère autant laisser à ce dernier la responsabilité de ses dires. Même le ministre de l’Intérieur par intérim, et qui se trouve être le chef de gouvernement lui-même, n’a pas voulu prendre la responsabilité de communiquer les conclusions des services de la police technique qui dépendent pourtant de lui. Et ces mêmes partis politiques, qui ont condamné la tentative d’assassinat (son éventualité ?) et qui siègent en force au sein de l’Assemblée, n’ont pas jugé utile de nommer une commission d’enquête pour faire toute la lumière qu’ils réclament.
C’est là un exemple fort de la solidarité qui règne actuellement au plus haut sommet de l’Etat. Pourtant si on s’en réfère à la narration des faits, ce qui a été rapporté ne paraît pas issu d’un esprit dérangé ou pervers, mais bel et bien d’un enchaînement de causalités, vraies et réelles. Et on sait de quelle manière les jours précédents le coup d’Etat de Ben Ali, le 7 novembre 1987, on avait essayé de faire passer le président Habib Bourguiba pour fou, thèse dénoncée dans son livre par feu le professeur Amor Chedli, et combien cela avait contribué à normaliser sa destitution.
Un gaz innervant hautement toxique ?
Pour en revenir aux faits, une lettre arrive donc entre les mains de la conseillère du président, une femme qui, à tort ou à raison, en tant que telle, cristallise dans le champ politique la haine misogyne de certains élus de l’ARP. Si elle l’a eue entre les mains, c’est qu’elle n’était pas adressée par les habitants du Kram-Ouest se plaignant de la qualité de la voirie ou de l’incurie de la Sonede, elle aurait alors été répercutée à un niveau subalterne vers la présidence du gouvernement, mais qu’elle provenait d’une source ayant l’habitude de communiquer avec la présidence, et qui pour cette raison ne pose habituellement pas un problème pour la sécurité présidentielle.
La conseillère n’avait donc pas de raisons particulières de se méfier de ce courrier anodin dont elle a l’habitude de prendre connaissance avant de l’envoyer elle-même au broyeur, probablement en raison de son caractère top secret.
Pourtant cette fois les choses tournent mal. Une substance, probablement un gaz, se dégage alors, avant ou lors du broyage, entraînant un malaise décrit comme une perte transitoire de la vision et des vomissements, qui frappe également l’un des présents. Or ces symptômes là sont les mêmes que peuvent entraîner des gaz dits innervants, en général des organophosphorés ayant pour effet une stimulation hyper puissante du système nerveux végétatif parasympathique, dont dépend la régulation de la respiration, du cœur, de la circulation sanguine, et de la température.
Il se trouve que ces substances, connues sous le nom russe de Novitchok, se présentent parfois sous forme binaire, c’est-à-dire de deux ou plusieurs composés dont chacun pris isolément est inoffensif. Novitchok ? avec les empoisonnements récents de l’opposant russe Novolny et il y a quelques mois de la famille Skripal, le sujet est d’actualité. Et on peut concevoir qu’une substance inoffensive enfermée en quantités infinitésimales dans une enveloppe hermétiquement close, sous vide, devienne hautement toxique au contact de l’air et qu’elle s’évapore sans laisser de traces en terrassant ceux qui la respirent. Mais dans le cas qui nous intéresse, la dose utilisée n’était pas suffisante pour tuer, ce qui laisse supposer qu’il ne s’agissait là que d’un avertissement, et que la partie visée était le président, mais indirectement, à travers sa conseillère.
Il aurait été intéressant d’examiner l’enveloppe utilisée qui malheureusement a été broyée, mais pas forcément ainsi qu’on l’a prétendu pour cacher la vérité. En fait, la présidence connaît l’expéditeur au nom duquel la lettre a été envoyée, mais il semble bien que ce renseignement-là fasse partie du secret-défense, et qui entre autres explique la volonté présidentielle de taire l’attentat dont sa conseillère a été victime. Et comme les résultats des examens effectués sur Mme Akacha et son interlocuteur, dont le nom n’a pas été communiqué, demeureront confidentiels, il sera toujours difficile de connaître le fin mot de l’histoire.
La piste israélienne ne doit pas être rapidement écartée
Si on veut résumer la situation, le président Kais Saied possède beaucoup d’ennemis politiques, aussi bien au niveau national qu’international. La caractéristique de ces ennemis-là est qu’ils disposent de moyens et de connaissances scientifiques et techniques hyper sophistiqués que même nos laboratoires, avec tout le respect que nous leur devons, ne possédant pas les moyens nécessaires à leur détection, se révèlent incapables de mettre en évidence.
Ces moyens-là, seuls des États peuvent en disposer. Mais mis à part les Russes qu’on accuse régulièrement d’utiliser contre leurs opposants des substances toxiques mais qui ne nourrissent vis-à-vis de la Tunisie aucune rancune particulière et qu’on peut exclure de la liste des suspects, les précédents connus de leur utilisation contre des individus ont impliqué l’Etat d’Israël, dans la tentative d’assassinat contre Khaled Mechaal, et surtout dans la mort suspecte de Yasser Arafat.
Il se trouve que le refus du président Kais Saied de s’insérer dans le processus dit des accords d’Abraham de normalisation avec l’Etat hébreu suscite des réactions peu amènes de la part des dirigeants sionistes, qui l’ont même accusé il y a quelques jours d’antisémitisme. Et certains commentaires sur Twitter le visant issus de ces parties-là sont assez explicites de leur état d’esprit; ils sont même inquiétants. Et on a vu comment tous les ennemis proclamés d’Israël dans le monde arabe, comme Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi, ont fini.
Ceci n’exclut nullement que d’autres parties comme la Turquie puissent également être impliquées. Mais avec son armée campant de l’autre côté de la frontière libyenne, Recep Tayyip Erdogan n’a jusqu’à présent jamais menacé le président tunisien, du moins publiquement, quoique le sujet des relations «intimes» avec la Turquie voulues par Rached Ghannouchi grâce à un vote au parlement aient marqué le début des hostilités entre les deux hommes.
On ne peut, pour autant, pas impliquer sans preuves les parties tunisiennes hostiles au président dans ce véritable attentat terroriste impliquant selon toute vraisemblance des parties étrangères. Ce qu’on peut leur reprocher, en revanche, c’est avant tout d’en nier la réalité sans arguments pour le faire, ensuite de fournir le contexte politique adéquat le favorisant, celui d’une crise institutionnelle que la démission de l’actuel gouvernement, la dissolution du parlement, et le recours à de nouvelles élections pourraient éviter, même en l’absence de la Cour Constitutionnelle que ces mêmes partis politiques ne veulent pas introniser depuis plusieurs années… en violation de la Constitution et de la démocratie qu’ils prétendent défendre.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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