Nous avons assisté, ces dernières semaines, en Tunisie, à des vagues d’arrestation parmi les jeunes, suite aux mouvements sociaux, dans les quartiers populaires et parfois de jeunes qui n’y ont même pas participé. Plus de 1680 jeunes ont ainsi été arrêtés dont plus de 300 mineurs. Comme par magie, les tribunaux ont trouvé le moyen de se délester des dossiers qui attendent depuis des mois pour sévir avec des comparutions immédiates et s’appuyant sur des dossiers bricolés de toutes pièces pour partie selon de nombreux avocats.
Par Nadia Chaabane *
Je lis un peu partout les dépassements et les violences exercées par la police, l’arbitraire des arrestations, les atteintes aux droits et nulle part que la justice qui, dans un état de droit, veille sur la protection des libertés et le respect des droits individuel et collectifs, se soit employée à sanctionner ou au moins à freiner ces dépassements.
Bien au contraire, en Tunisie, beaucoup de ces juges, qui ont en principe fait serment de protéger les libertés et les droits, se prêtent volontiers à cautionner cette vision répressive et abusive.
Une facette peu glorieuse de la justice
Le code pénal tunisien est certes connu pour être construit sur une logique répressive et pour être en partie désuet mais pour beaucoup d’infractions, le juge dispose d’un pouvoir d’appréciation et c’est lui qui l’exerce en son âme et conscience. La latitude du juge peut aller du simple au double. En toute logique, un juge, a des paramètres pour décider s’il choisit 10, 12 ou 20 ans, cela ne peut être arbitraire à la tête du client. Celui condamnant les trois jeunes à 30 ans de prison interroge à plusieurs niveaux tant il semble marqué par l’arbitraire et révéler une facette peu glorieuse de la justice et des juges qui l’incarnent.
Ce verdict a fait la une de nombreux médias et ce n’est pas le fait du hasard que très peu ont relevé le caractère liberticide du code, parce que la chose dépasse de loin le code pénal et ses travers, elle est en lien direct avec un état d’esprit en l’occurrence celui des juges qui en leur âme et conscience ont décidé de mettre fin à 3 vies pour un joint.
Ce n’est ni pour trafic, ni pour meurtre ou pour torture mais pour de 3 minutes de quête de bonheur, que par la volonté des juges les 3 minutes se trouvent transformés, en un cauchemar de 30ans de malheur.
La tentation de restaurer l’Etat policier
Cette vague d’arrestations sans précédent, depuis le 14 janvier 2011, fait craindre une tentation de certains syndicats de policiers, rétifs au changement, de restaurer l’Etat policier. Cette tentation se nourrit de l’affaiblissement des autorités publiques, de la fragilité de la transition démocratique et l’inconséquence des acteurs politiques aux commandes du pays depuis 2011.
Avec cette vague, les juges se retrouvent de nouveau en première ligne. Malheureusement et bien qu’ils aient acquis dans la constitution de 2014, les garanties d’indépendance, nombre de magistrats font le choix de cautionner la répression et de lui prêter main forte renouant ainsi avec les années noires d’avant le 14 janvier 2011. En leurs âmes et conscience, ils condamnent sans broncher des lycéens et des jeunes à des peines de prison ferme sur la foi de procédures bâclées et de dossiers quasi vides selon plusieurs avocats. Ils cautionnent les tortures, les abus, les atteintes subis par ces jeunes lors des arrestations et dans les commissariats. Des jeunes qui ont juste participé à des manifestations pour exprimer leur détresse face à la précarité de leur situation économique et sociale et face à une société incapable de leur proposer un avenir, de les faire rêver. Même des jeunes qui n’avaient rien à voir avec les manifestations ont eu à subir cet arbitraire. C’est ainsi qu’un étudiant de 22 ans a été arrêté le 17 janvier à El Mourouj, a été traduit en justice et condamné à un an et demi de prison alors qu’il était sorti acheter un médicament pour sa mère et qu’il avait sur lui l’ordonnance et qu’il n’avait pas cessé de clamer son innocence.
Des juges acceptent d’être complices de l’arbitraire
En leur âme et conscience, les juges acceptent donc d’être complices de ces arrestations arbitraires et vont encore plus loin puisqu’ils n’hésitent pas à condamner les jeunes arrêtés à de lourdes peines. «Les mêmes faits ont été chargés de plusieurs chefs d’inculpation. Des décrets de l’époque beylicale [au 19e siècle] tombés en désuétude ont même été ressortis du cimetière des lois», a relevé Nawres Douzi, membre de la LTDH.
Cela fait 10 ans que les juges répètent en boucle, leur volonté d’indépendance mais dans les faits, tout contredit le discours et ils continuent à apparaître comme le bras judiciaire de la police et des politiques répressives.
Depuis la révolution, on a vu des juges trahir leur serment, «détourner» les tribunaux pour juger selon leurs convictions et non selon la loi, pour condamner par exemple des non- jeûneurs ou des personnes qui ont posté des publications sur les réseaux sociaux comme Emna Chergui…
Aujourd’hui, nous constatons que des juges prêtent main forte au pouvoir en place pour réprimer des jeunes qui ont participé à une manifestation, alors que ce droit est constitutionnel et qu’ils sont chargés d’en garantir l’exercice.
Dix ans après le 14-Janvier, les magistrats portent une responsabilité historique dans cette période charnière pour faire évoluer la Tunisie vers un Etat de droit et l’on constate qu’ils sont encore loin d’incarner cet espoir.
Face à une police qui résiste aux changements, qui se complaît dans la répression et n’arrive pas ou n’accepte pas de changer de logiciel, les juges, garants de l’Etat de droit selon la constitution et rempart contre les abus, avaient et ont toujours le pouvoir et le devoir de par leur fonction de faire respecter la loi y compris par la police. Malheureusement on est bien obligés de constater que nos juges demeurent en dessous des attentes et semblent eux aussi souffrir des mêmes maux que la police manquent singulièrement de courage et d’ambition pour le pays.
L’état du corps de la magistrature est préoccupant et affligeant
En dix ans j’en suis arrivée à désespérer de ce corps de la justice, j’en suis arrivée à généraliser et à dire, comme beaucoup, que «les juges sont pourris» car même ceux qui ne le sont pas restent silencieux et jouent la carte du corporatisme se rendant ainsi complices. Lors du vote de la constitution je me suis battue pour cette indépendance, m’opposant à celles et ceux qui n’y croyaient pas et étaient sceptiques quant à la capacité de nos juges à l’assumer. L’histoire semble leur donner raison tant l’état de ce corps est aujourd’hui préoccupant et affligeant.
Il fût un temps où j’arrivais à me convaincre que l’association ou le syndicat de la magistrature pourraient accompagner ce changement mais je ne me fais plus aucune illusion tant leurs positions sont loin de nos attentes et transpire le corporatisme.
Le citoyen tunisien n’a plus confiance en la justice et se sent abandonné par les juges qui incarnent les travers du système : corruption et arbitraire, et ils sont encore à des années lumières du juge garant des libertés. Autrement, comment expliquer que les juges, qui ont été capables de bloquer les tribunaux pendant des semaines, ne soient pas capables aujourd’hui de refuser ces procès iniques à l’encontre des jeunes et participent à ce simulacre de justice en cautionnant la répression et l’arbitraire.
Ces juges-là ne mériterait-ils pas que notre ami caricaturiste «Z» les fasse incarner par un nouveau personnage de sa galerie des ennemis des libertés et de la révolution «lejugezaballah»?
* Constituante.
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