Un fonctionnaire de l’Etat, qui ne quitte pratiquement jamais son bureau et qui dispose d’une voiture de fonction avec ou sans chauffeur, est-il plus exposé à la pandémie que le journalier ou le scribouillard qui tous les jours est obligé d’emprunter les transports en commun pour se rendre sur son lieu du travail, ou bien de faire la queue pour aller se ravitailler ou payer ses factures, dans les conditions que tout le monde connaît, celles de la désobéissance civile de la population face aux normes de prophylaxie contre le virus Sars Cov 2 ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Dans les temps anciens, ceux de la féodalité européenne, les seigneurs percevaient une taxe sur leurs paysans ou serfs qui se mariaient, hommes ou femmes, et qu’on appelait droit de cuissage. Plus tard, au moment de la révolution française, les insurgés, ceux du tiers-état, en ont fait un puissant thème de propagande, en insinuant que le seigneur prélevait ses droits en nature, sur la mariée, avant de la céder à son époux. Même si on ne peut pas nier que souvent les seigneurs aient entretenu des relations peu équivoques avec les plus jolies de leurs serves, avant ou après le mariage, les accusations des jacobins, qui ne s’étaient eux-mêmes parfois pas fait faute de profiter de la situation avec les filles et les épouses des nobles emprisonnés par le tribunal révolutionnaire, servaient en fait plus à justifier leurs propres fantasmes, qu’à déformer sciemment les réalités.
On pourra penser tout autant que la décision prise par le gouvernement Hichem Mechichi de se conférer un droit, celui de faire vacciner ses propres membres, ainsi que les plus hauts cadres de l’administration, en priorité par rapport au reste de la population, relève de ce même vieux principe féodal, «À tout seigneur, tout honneur».
Un fonctionnaire de l’Etat est-il plus exposé au virus qu’un simple citoyen ?
On peut aussi admettre que M. Mechichi et les membres de son gouvernement aient soudain pris conscience dans l’urgence du problème posé par les nouvelles souches, et du danger qu’elles représentent, après n’avoir rien fait pour en prévenir l’apparition et la diffusion, malgré les multiples avertissements. On peut également supposer que dans la perspective de son voyage pour Washington, les Américains, inquiets tout autant que les Tunisiens des conséquences, pour des raisons différentes, aient exigé de lui et de ses accompagnants le fameux certificat.
On peut donc tout supposer quand on ne voit pas pourquoi un fonctionnaire de l’Etat, qui ne quitte pratiquement jamais son bureau et qui dispose d’une voiture de fonction avec ou sans chauffeur, soit plus exposé à la pandémie que le journalier ou le scribouillard qui tous les jours est obligé d’emprunter les transports en commun pour se rendre sur son lieu du travail, ou bien de faire la queue pour aller se ravitailler ou payer ses factures, dans les conditions que tout le monde connaît, celles de la désobéissance civile de la population face aux normes de prophylaxie contre le virus Sars Cov 2.
Il se trouve, par ailleurs, que le ministère de la Santé publique ait établi des normes de vaccination prenant en compte prioritairement les catégories de la population les plus exposées à la maladie. Mais c’était avant que la pandémie ne prenne un tour menaçant avec l’apparition les mutants E484Q et L452R de l’apocalypse, en Inde, et la monumentale catastrophe qui frappe ce pays du fait de l’impéritie de ses gouvernants.
Impéritie des gouvernants : la Tunisie sur les pas de l’Inde
En Inde, les partis politiques, particulièrement ceux au pouvoir, avaient multiplié les meetings et les gigantesques rassemblements à l’occasion des différentes échéances politiques, sans tenir aucunement compte des contraintes sanitaires. Après la première expérience du confinement, instauré il y a plusieurs mois avec un préavis de… 4 heures, au cours duquel des dizaines de millions de personnes s’étaient retrouvées à la rue, bloquées, sans possibilité de rentrer chez elles, une grande partie de la population n’a eu de cesse de se précipiter pour retourner dans ses villages de peur d’être de nouveau prise de cours, alors que le gouvernement, après avoir durant des mois adopté la politique de l’autruche, finissait enfin par admettre que la mortalité atteignait des proportions que plus personne ne pouvait ignorer, même en étant largement sous-estimée.
En Tunisie, l’ex-chef du gouvernement Elyès Fakhfakh puis M. Mechichi, ont adopté exactement la même attitude, en ignorant les recommandations des commissions médicales, en ouvrant les frontières du pays, en autorisant les meetings du Parti destourien libre et d’Ennahdha, et en décrétant que l’économie ne puisse pas supporter les effets d’un nouveau confinement, pourtant la seule solution possible, avec le port du masque et les mesures de distanciation sociale, en attendant que la vaccination à grande échelle devienne enfin accessible, pour peu qu’elle puisse l’être.
Mechichi enfermé dans la recherche de la quadrature du cercle
À chacune de ses apparitions M. Mechichi ne se fait pas faute d’adopter des demi-mesures qui ne visent qu’à donner le change et qui n’ont aucune incidence sur le cours des événements, si ce n’est de sacrifier vainement des catégories professionnelles, comme les restaurateurs ou les propriétaires de café. À Sfax, un café qui avait décidé d’ouvrir dans la journée en plein ramadan, d’une manière légale selon son gérant, a ainsi été évacué manu militari par des policiers qui selon un journal se sont transformés pour la circonstance en prêcheurs indignés par la violation en public du jeûne. Les clients ont subi des contrôles d’identité, même s’il était peu probable d’intercepter des éventuels Jamel Gorchene (auteur du récent attentat terroriste de Rambouillet, Ndlr) ou des maquisards du Jebel Chaambi.
M. Mechichi qui, il ne faut pas l’oublier, occupe aussi les fonctions de ministre de l’Intérieur, enfermé dans la recherche de la quadrature du cercle, semble s’acquitter de deux missions difficilement conciliables, celles de la lutte contre le terrorisme, et de la préservation dans la rue de l’ordre moral cher à ses soutiens parlementaires islamistes, qui le favorise.
Des députés au-dessus des lois
On ne glosera pas sur les retards pris par la vaccination relativement au programme annoncé, ni sur les responsabilités. Mais dans le contexte qui est celui où aucune famille ne soit plus assurée d’être épargnée par le deuil, et où la mort devienne une éventualité qui se banalise, les hausses des prix des produits alimentaires et du carburant sont là pour signifier au citoyen qu’en réalité, il soit en train de faire face à deux guerres, l’une contre le virus, l’autre contre son pouvoir d’achat et son niveau de vie déjà précaires, et qu’il ne puisse plus compter sur l’autorité publique pour l’en préserver. Faut-il dès lors s’étonner que la députée du parti Ennahdha Arwa Ben Abbès «s’arrange» avec son amie, directrice régionale de la santé à Manouba, pour se faire vacciner en priorité, d’une manière clandestine? La députée fautive a été priée de s’excuser par son parti, mais apparemment aucune sanction ne sera prise à son encontre.
Il est vrai que depuis «l’affaire de l’Aéroport» Tunis- Carthage (impliquant Seifeddine Makhlouf, Ndlr), et celle des soi-disant «révélations» de son collègue Rached Khiari, les députés ne se présentent pas aux convocations des justices civile ni même militaire. Il y aurait donc beaucoup à dire sur la volonté désormais clairement affichée de certains parmi eux de bénéficier des mêmes priorités injustifiées qui ont été celles d’autres catégories politiques. Après tout, ils ont le pouvoir de voter une loi en ce sens.
Au parlement britannique, il est courant que ses membres décident d’augmenter leurs propres émoluments d’un coup de baguette magique sans craindre les réactions de la population, parce qu’en général ils font correctement leur travail. La question n’est donc pas le droit prioritaire des députés, c’est avant tout celle du peu de crédit dont ils disposent.
La gestion des vaccins pose de réels problèmes
La dernière acquisition d’une terre domaniale de l’Etat, en violation de la Loi, par un membre de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), dénoncée par l’association I Watch, est là pour en rappeler les raisons. Il n’en demeure pas moins qu’un réel problème se pose dans la gestion des vaccins, dont la durée de vie est limitée. Il n’est pas normal que les stocks en étant réduits, les doses de vaccins soient jetées du simple fait que les personnes convoquées ne se présentent pas aux rendez-vous prévus. Cette manière de procéder aberrante est la conséquence de la mauvaise organisation dans la distribution, et de la crainte des chefs de centres de vaccination de se voir accuser de favoritisme dans le cas où ils prendraient l’initiative de convoquer des personnes en dehors des circuits reconnus pour leur administrer les doses de vaccin non utilisées. Peut être faudrait-il alors en fin de compte les administrer aux personnes disponibles, députés ou pas. Car, en matière de vaccination, le but en étant de supprimer la propagation du virus, le droit de cuissage est sans doute préférable à celui du gaspillage.
* Médecin de libre pratique.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Le 17 du ramadan, ou la défaite de l’utopie face à l’esprit de clan, en islam
Angelina Jolie, oui-oui, et le vaccin désopilant
Médecins : mourir face au coronavirus, à la gloire du corporatisme ?
Donnez votre avis