Le Fonds monétaire international (FMI), qui croit encore au miracle tunisien, sans ironie aucune, recommande une série de réformes pressantes que le gouvernement tunisien, qui s’est engagé à plusieurs reprises à les mettre en œuvre, semble manquer de courage politique pour les appliquer à la lettre. Il est plutôt préoccupé par le confinement de sa population et de ses disputes internes.
Par Mohamed Rebaï *
Le conseil d’administration du FMI, qui achève les consultations de 2021 au titre de l’article IV avec la Tunisie, propose l’élimination des monopoles, l’éradication de la corruption et la réduction de la masse salariale.
En effet, les salaires des fonctionnaires pompent 60% des ressources de l’Etat. La masse des salaires de la fonction publique (hors entreprises publiques) se fixe à 20,1 milliards de dinars tunisiens (MDT) soit 16,6% du PIB,l’un des taux les plus élevés au monde. Rappelez-vous des 92.000 personnes recrutées par la «troïka» islamiste dans la seule année 2012.
Les solutions existent, il faut avoir le courage de les mettre en œuvre
Dans ce contexte, les administrateurs du FMI soulignent qu’il est nécessaire de limiter les subventions énergétiques, tout en accordant la priorité aux dépenses de santé et à l’investissement, et en protégeant les dépenses sociales ciblées. Ils appellent aussi les autorités à rendre la fiscalité plus équitable et favorable à la croissance, et encouragent à prendre des mesures pour apurer les arriérés qui ont été accumulés dans le système de sécurité sociale.
Les administrateurs du FMI mettent le paquet parce qu’ils croient fermement que la priorité dans l’immédiat consiste à sauver des vies de la menace du coronavirus, ainsi que les moyens de subsistance de la population, et à stabiliser l’économie jusqu’à ce que la pandémie recule. Ils sont plus soucieux du bien-être des Tunisiens que leur propre gouvernement!
Dans ce contexte, je propose personnellement de :
1- maîtriser et rationaliser les dépenses publiques (avant de réformer la fiscalité), à commencer par la caisse de compensation qui profite à 12% de la population et pour toucher aux nombreux privilèges de l’administration. Dans les pays émergents, les caisses de compensation financent l’exportable et non l’importable. L’entreprise crée plus d’emplois qu’elle n’en détruit comme c’est le cas actuellement. L’exportation, principal moteur de croissance, serait en hausse. Les devises pourraient évoluer confortablement. Pour le moment, on finance les gros bonnets pour préparer des gâteaux sucrés et se déplacer en voiture luxueuse;
2- optimiser le potentiel fiscal : un système complexe et compliqué avec 530 nouvelles dispositions entre 2011 et 2016. L’Etat devrait repartir de bon pied en vue de garantir son recouvrement quasi nul (1%). Il devrait accélérer la lutte contre le blanchiment d’argent, l’évasion et la fraude fiscales car il faut savoir que le tiers des agents économiques exercent dans l’informel, le 1/5e des salariés sont non imposés et la moitié des sociétés en défaut. De nombreuses professions libérales paient des sinécures. Une action graduelle et progressive permet d’arriver au résultat désiré sans recourir aux crédits qui deviennent parcimonieux, coûteux et sélectifs;
3- relancer la croissance : avec une croissance du PIB négative frôlant les -10% en 2020, l’économie tunisienne a perdu sa capacité de résilience. Quand rien ne va, il faut se regarder dans le miroir et se poser la question suivante : qu’est-ce qu’on produit ? Rien, on bricole. Dans le vacarme de grèves tournantes, les quelques entreprises qui restent sur le podium peinent à retrouver une compétitivité jadis satisfaisante et aujourd’hui perdue. Il n’y a presque plus d’innovation et de recherche et développement dans nos entreprises. Les ouvriers et les cadres ne travaillent plus. Et ils ont peur d’être dégagés. Par conséquent, la valeur ajoutée se réduit comme peau de chagrin.
Evolution de la notation de la Tunisie
Le mois de février dernier, les agences de notation les plus connues, Standard & Poor’s, Fitch et Moody’s, partent d’une notation de la dette souveraine de la Tunisie B2 à B3 en maintenant la perspective négative BBB. Il ne manque plus que les notes suicidaires du CCC au C (risque de défaut de paiement) et DDD au C (faillite de l’emprunteur).
Il est à noter que pendant plus d’un demi-siècle, les agences de notation étaient financées par les investisseurs qui payaient pour obtenir les notes des émetteurs. Aujourd’hui, l’émetteur qui désire être noté rémunère l’agence pour ses services. D’où le coût excessivement élevé du crédit qui comprend outre le principal et les intérêts, les frais de renseignements, les frais administratifs, les frais de préparation des documents, le coût de l’assurance, les garanties et toutes autres charges directes ou indirectes incorporées dans le calcul du coût du prêt. C’est ce qu’on appelle le taux effectif global (TEG)
Le mur de la dette et du déficit budgétaire
Sans une réforme solide, crédible et bénéficiant d’un soutien étendu la dette publique de la Tunisie deviendrait insoutenable (100% du PIB voire 120%) contre 35% en 2010. La Tunisie aurait besoin de 19,5 milliards de dinars (7,2 milliards de dollars), dont environ 5 milliards de dollars de prêts extérieurs pour boucler son budget pour l’exercice 2021. Cette pression financière se prolongera jusqu’en 2025 où on atteindra un pic insoutenable, vu les échéances de remboursements programmées que les générations futures paieront.
La dette publique voisinera cette année les 100.000 MDT voire plus. Cela signifie que l’encours de la dette extérieure brute de la Tunisie a plus que triplé en 10 ans puisqu’il représentait 35% du PIB en 2010. Par conséquent, chaque tunisien supporte désormais un endettement extérieur supérieur à son revenu annuel moyen soit près de 9.000 DT.
Et si les Tunisiens vont se répartir le pactole de 100.000 MDT chacun toucherait la même somme ou bien 45.000 DT par famille composée de 5 personnes. Ils seraient plus riches que Crésus. La question qui se pose avec acuité qu’a-t-on fait avec tout cet argent puisqu’il n’y a plus de programmes de développement palpables à nos yeux? Mystère et boule de gomme! La faute est en nous-mêmes et aux bailleurs de fonds qui n’ont pas assuré le suivi et le service fait. Le développement est devenu une réalité virtuelle qui ne rentre pas dans le rêve du Tunisien. En clair, le gouvernement se noie dans une fontaine remplie de monnaie sonnante et trébuchante.
Les Etats-Unis sont le pays le plus endetté au monde. Son taux d’endettement par rapport au PIB est de 180%, 19 trillions de dollars. Et pourtant, les Américains n’ont aucune inquiétude parce qu’ils ont une grande machine de production innovante qui tourne et paye ses créanciers ce qui n’est pas le cas pour la Tunisie qui emprunte pour payer des crédits et des salaires de plus en plus élevés, improductifs et, pour beaucoup d’emplois fictifs, injustifiés.
Chemin faisant, le recours excessif aux crédits locaux (35%) et étrangers (65%) depuis 2011 est très nuisible pour l’efficacité de la politique budgétaire et monétaire dont le remboursement dépend principalement des flux de trésorerie qui n’existent plus (déficit budgétaire 2020 estimé à 4,2 milliards de dollars soit 11,6 milliards de dinars contre 4 milliards en 2019) et affecte nécessairement l’inflation (importée). En une seule année, le déficit budgétaire a été multiplié par trois !
Avant, on empruntait pour servir les programmes de développement. Actuellement, on emprunte pour payer les crédits et les salaires. On n’est pas sorti du cycle infernal qui nous plombe. Toujours plus de crédits pour subvenir à nos besoins et pas assez de production à valeur ajoutée. La Tunisie est un petit pays qui peut se suffire à lui-même. Mais ses ressources naturelles sont gaspillées par une horde de pirates religieux, de vautours, de crabes et de gros requins nullement inquiétés.
Durant les dix dernières années, j’ai lancé personnellement plusieurs alertes et proposé des solutions. Malheureusement, les politiques ne lisent pas et n’écoutent jamais les économistes. Sans prendre son courage à deux mains en vue de réaliser un programme de réformes bien ficelé comprenant les nôtres ou celles préconisées par le FMI, la Tunisie sombrera pas plus tard que 2025 dans le chaos le plus total. À ce moment-là, le Club de Paris (groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de pays endettés) entrera en jeu. Et ce sera l’enfer pour tous !
Cela me rappelle la création en 1869 d’une Commission financière internationale chargée de gérer les finances de la régence de Tunis sous Sadok Bey (1813-1882). Son comité exécutif est composé de deux Tunisiens et d’un Français. Le comité de contrôle comprend deux Italiens, deux Anglais et deux Français. La régence de Tunis n’est déjà plus souveraine. La Tunisie en faillite est ouverte à toutes les convoitises italiennes, anglaises et françaises. C’est ce qui a abouti à l’occupation française du pays en 1881.
Faute de renseignements disponibles, vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai enduré pour vous présenter un «tableau de bord» de la dette tunisienne assez explicite pour le commun des mortels. Les renseignements manquent partout. Ils sont la plupart du temps contradictoires et incohérents. Les très sérieux sites web de la BCT et l’INS s’arrêtent net à fin 2018. Un retard de trois ans inimaginable ! Je me suis rabattu sur des sources d’informations plus ou moins crédibles. Je les ai décortiquées et analysées pour les rendre lisibles et les intégrer dans une démarche d’ultime alerte. C’est ma petite contribution pour aider à sauver les meubles.
* Economiste retraité.
Notes :
(1) Selon la BCT, le PIB a connu une rétraction de 7,2%, l’INS parle de 8,8 %, le FMI annonce 8,2%. Ce taux risquerait fort d’être, hélas, dépassé et pourrait se rapprocher des -10%. Pour mes calculs, je me suis aligné sur le taux du FMI.
(2) Chiffres prévisionnels. Le PIB réel de la Tunisie devrait rebondir et augmenter à 2% en 2021. Le taux d’endettement pourrait atteindre cette année les 100% voire 120%.
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