Tous les experts s’accordent pour dire que la Tunisie, en dépit de la situation très inconfortable dans laquelle elle se trouve, a suffisamment de ressources intrinsèques pour s’en sortir. Encore faut-il que ses dirigeants se ressaisissent et saisissent de façon définitive l’occasion avant qu’il ne soit trop tard…
Par Raouf Chatty *
La Tunisie s’enlise de jour en jour dans la crise et ce dans tous les domaines: institutionnel, politique, économique et social. Les détenteurs des hautes responsabilités dans l’Etat, le président de la république, Kais Saïed, le président du parlement, Rached Ghannouchi, et le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, sont, à des degrés divers, la source essentielle de la crise institutionnelle que traverse le pays depuis plusieurs mois. Celle-ci a des répercussions très négatives sur le plan interne, notamment sur l’économie, déjà très mal en point depuis 2010, et dans les relations internationales du pays.
Alors que chaque partie privilégie sa propre lecture de la Constitution pour s’approprier le pouvoir politique et l’exercer au quotidien selon sa vision propre, le peuple perd, jour après jour, confiance dans ses gouvernants et laisse apparaître de plus en plus sa colère, du reste très légitime…
Le président de la république entend, au nom de la défense des valeurs éthiques, agir en tant que magistrat suprême, réclamant un droit de regard sur le fonctionnement de l’Etat dans tous les domaines. Le président du parlement et le chef du gouvernement, alliés pour le meilleur et surtout pour le pire, contestent cette démarche et veulent confiner le magistrat suprême dans les missions qui lui sont strictement confiés par la Constitution.
Le président de la république multiplie les attitudes démontrant de manière claire sa détermination à casser l’étau que veulent lui imposer ces deux «adversaires» et à continuer de défendre sur le terrain les valeurs sur lesquelles se fonde la Constitution dont il est le garant, notamment le combat contre la corruption.
Une guerre sans merci au sommet de l’Etat
En recevant, avant-hier, lundi 7 juin 2021, le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), Imed Boukhris, lors d’une audience au palais, dont la vidéo a été retransmise par la télévision micro ouvert, le jour même où ce dernier est révoqué par le chef du gouvernement, sur fond de divergences profondes sur la gestion de certains dossiers de corruption, le chef de l’État démontre qu’il ne ratera aucune occasion pour mettre au pilori le chef du gouvernement, et indirectement son mentor, le président du parlement, prenant à témoin contre eux, sur des dossiers extrêmement délicats, l’opinion publique et même les chancelleries étrangères.
Cette guerre sans merci au sommet de l’Etat, qui n’est pas près de s’apaiser, est dangereuse. Elle est déplorable. Même si elle veut démontrer que les pouvoirs publics se réclament d’un gouvernement démocratique et transparent, elle offre néanmoins aux nationaux et à l’étranger l’image d’un pays désarticulé, divisé, déprimé, instable et démobilisé, un pays qui vit au jour le jour, qui interprète très mal et souvent abusivement les règles du fonctionnement démocratique et vit sans vision ni repères.
Cette guerre porte un coup dur au moral d’un peuple plus que jamais fatigué. Elle porte gravement atteinte à l’image du pays à l’étranger, réduisant à néant le capital sympathie gagné par le pays au lendemain de la révolution de janvier 2011 et l’échec patent de son entrée dans le club des pays démocratiques. Elle accrédite les analyses négatives développées à juste titre par les organismes financiers internationaux et les agences de notation à propos d’une Tunisie aux prises avec de très sérieuses difficultés économiques et financières, le privant ainsi de crédits au moment où il en a le plus urgemment besoin.
Cette guerre entre les institutions de l’Etat a atteint aujourd’hui son paroxysme. Elle a déjà beaucoup coûté au pays et doit cesser.
La société est aujourd’hui complètement bloquée. Les mesures récentes portant augmentation des prix de certains produits de base, le sucre, l’eau potable, le carburant…, comme de certains services, tels les transports publics, décidées par le gouvernement dans le sillage des négociations en cours avec le Fonds monétaire international (FMI), en pleine crise des comptes publics, accentuent les tensions sociales dans un pays donné réellement au bord de la faillite sinon de l’implosion…
Un pays aux prises avec le spectre de la division
La Tunisie donne l’impression d’être de plus en plus hors de contrôle. La situation ne semble pas évoluer dans le bon sens. Elle est aggravée par la pandémie de Covid-19 avec des hôpitaux délabrés, un personnel médical et soignant au bord de l’effondrement et un bilan extrêmement lourd, plus de 12 000 décès, un chiffre angoissant en pourcentage de la population et en comparaison avec ceux de pays similaires.
Aujord’hui, force est de constater que le bon sens n’est pas au rendez-vous. Chaque partie continue de défendre sa paroisse et ses thèses. Le parti islamiste Ennahdha au pouvoir depuis dix ans se dérobe de ses responsabilités dans la dégradation de la situation, souffle le chaud et le froid, comme en témoigne les déclarations récentes de ses ténors, y compris de son président, par ailleurs président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi… Ces derniers avancent l’idée que leur parti n’a pas été consulté par le chef du gouvernement lors de la récente augmentation des prix de certains produits de base. Ils multiplient par ailleurs les critiques à l’encontre du président de la république, ravivent sans cesse les tensions. Les médias ne sont pas en reste. Ils sont eux aussi bien divisés…
Quant à la société civile, elle donne l’impression d’être dépassée et ne fait pratiquement rien pour aider le peuple à saisir les enjeux, les objectifs et les répercussions des réformes économiques projetées.
La puissante Union générale tunisienne du travail (UGTT), partenaire essentiel du gouvernement, ajoute aux difficultés du pays. Elle choisit mal la période. Et donne du ton, ne ratant aucune occasion pour fustiger la politique du gouvernement. Maintenant, elle lui déclare carrément la guerre, dénonçant le fait qu’elle n’a pas été associée à la conception du plan de réformes économiques soumis par le gouvernement, début mai, aux autorités du FMI, à Washington, lors de l’ouverture des pourparlers pour l’obtention d’un nouveau prêt de 4 milliards de dollars (11 milliards de dinars tunisiens)… La centrale syndicale semble vouloir se dédouaner des déclarations faites par ses ténors lors des assises convoquées par le chef du gouvernement, il y a quelques mois, à Beit Al Hikma, à Carthage, avant les pourparlers avec le FMI… Depuis quelques jours, elle déplore les augmentations de prix décidées récemment par les pouvoirs publics et part en guerre…
Bref, toutes les parties prenantes semblent privilégier des attitudes qui participent de la fuite en avant, se souciant peu du moral du peuple, nuisant sérieusement à l’image de la Tunisie à l’étranger et contribuant ainsi à faire accréditer l’idée qu’il s’agit d’un pays failli ou, au mieux, en voie de faillite.
Se ressaisir avant qu’il ne soit trop tard
Face à cette situation, se pose la question de savoir quelle attitude prendre pour aider le pays à sortir de l’impasse. Pour l’heure, la solution ne pourrait venir que du président de la république, qui pourrait, au nom de la défense des intérêts de la nation, convoquer rapidement des assises réunissant le président de l’Assemblée, le chef du gouvernement, la centrale syndicale, le patronat, le président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le président de la Cour des comptes et le président du Tribunal administratif pour essayer de désamorcer la crise et de s’engager sur une feuille de route comportant quatre ou cinq points essentiels, à savoir la réforme de la Constitution dans le sens d’un rééquilibrage réel des pouvoirs au sein de l’Etat, et ce en tenant compte des résultats des derniers scrutins en Tunisie, la réforme du système électoral et de la loi sur les partis, la réforme du système de compensation, de la fiscalité, des entreprises publiques et de la guerre contre la corruption, le terrorisme et la contrebande. Ces réformes structurelles sont devenues inévitables et urgentes.
À cet égard, l’expérience d’autres pays mérite d’être examinée notamment en matière de politique de compensation et de lutte contre la contrebande et le marché parallèle.
Sur un autre plan, l’Etat doit chercher ses solutions pour puiser dans les ressources disponibles dans le pays et réduire au maximum le recours aux crédits extérieurs.
Toujours prompte à critiquer, la centrale syndicale pourrait aider à sauver le pays en mobilisant ses troupes autour d’une nouvelle culture basée sur le travail, l’endurance et l’abandon de l’esprit revendicatif qui a porté des coups très durs à l’économie nationale, laminée par les grèves ayant provoqué la fuite de plusieurs investisseurs étrangers et contribué à mettre des milliers de personnes au chômage.
La centrale syndicale, qui affirme disposer d’un plan alternatif de réformes économiques et sociales, pourrait le présenter pour discussions au lieu de se contenter d’en parler dans les médias, l’essentiel étant d’aboutir à des résultats pragmatiques de nature à permettre au pays de reprendre son souffle et de se remettre sur la voie après cette décennie perdue en raison de la mauvaise gouvernance et de la gabegie.
L’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) pourrait, elle aussi, participer au sauvetage du pays. Elle pourrait faire des propositions utiles et aider les pouvoirs publics à récupérer les impôts impayés et à mobiliser ses adhérents autour de la réforme fiscale projetée.
Tous les experts s’accordent pour dire que la Tunisie, en dépit de la situation très inconfortable dans laquelle elle se trouve, a suffisamment de ressources intrinsèques pour s’en sortir. Encore faut-il que les politiques se ressaisissent et saisissent de façon définitive l’occasion avant qu’il ne soit trop tard…
À bon entendeur…
* Ancien ambassadeur.
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