Malgré ses 40 ans d’existence et ses 10 ans au pouvoir, Ennahdha ne dispose d’aucun programme économique structuré et structurant. Le colloque organisé, le 5 juin 2021, à Ghammarth, par le parti islamiste, dévoile les incohérences et les lacunes de la pensée économique de l’islam politique en Tunisie. Au moins cinq enjeux économiques vitaux sont occultés. Ni vus ni connus…Il faut dire que ce colloque est organisé dans un contexte d’une crise économique étranglante, jamais vécue en Tunisie depuis 66 ans.
Par Moktar Lamari, Ph.D. *
Malgré le bling-bling, les discours mielleux et les communications à l’eau de rose, relayés par les réseaux d’El-Jazeera, les propos dépassent l’entendement. Les documents de cadrage sont lissés à l’extrême et les économistes qui ont pris la parole lors de colloque n’ont fait que caresser le Cheikh Rached Ghannouchi, le puissant président du mouvement, dans le sens du poil.
Motus et bouche cousue!
Quasiment tous les économistes du parti et autres invités indépendants «intéressés» ont tourné autour du pot, évitant les débats d’idées et les enjeux qui dérangent.
Motus et bouche cousue au sujet de 5 enjeux économiques qui asphyxient l’économie du pays. À savoir :
i) l’endettement et ses néfastes impacts;
ii) l’effondrement du pouvoir d’achat et paupérisation liée;
iii) l’emprise d’un monétariste dévastateur pour l’investissement;
iv) la croissance exponentielle des emplois fictifs au sein de l’État;
v) la corruption et ses méfaits sur le sens de l’État et services publics.
«More of the same»
On reste sur sa faim, rien de consistant dans ce colloque passé sous silence par les médias tunisiens. Aucun bilan, aucune rétrospective, aucun punch et aucun débat crédible, constructif pour dire «what next?».
Le parti Ennahdha n’a pas perdu ses réflexes de clandestinités et d’entourloupes.
La Tunisie et ses partenaires internationaux s’attendaient à des décisions courageuses, mais peine perdue! Aucun positionnement ferme et aucune décision résolue.
Sans positionnement clair relativement à ces enjeux et sans communication transparente de la part des islamistes, le pays ne peut ni réformer son économie, ni mobiliser ses opérateurs économiques, et encore moins mériter la confiance des institutions internationales : FMI, Fitch, Moody’s, etc.
En démocratie, les partis politiques qui se respectent assument leur échec et agissent pour faire mieux. Ils prennent des risques en prenant les décisions requises avec célérité, avec un leadership assumé et avec une combativité affichée pour contrer les crises économiques.
Ce n’est pas le cas d’Ennahdha! Alors que l’économie tunisienne est techniquement en faillite, le parti islamiste regarde ailleurs et laisse faire. Le parti véhicule une démocratie de façade, sans propositions courageuses, étudiées et articulées autour d’une vision économique assortie d’objectifs, de moyens conséquents, avec des couleurs distinctives et avec un ancrage idéologique limpide et résolu dans la durée.
Du «wishfull thinkings»!
De la pensée fataliste et résignée avec toujours plus d’inchallah! Que du wishfull thinking, sans démonstrations économétriques. Rien pour annoncer un sauvetage crédible, pour avouer un mea-culpa, avec un changement de cap et avec des engagements fermes, rassurants pour dire quoi faire pour éviter la faillite de l’État et comment renflouer un Trésor public qui manque, officiellement, 19 milliards de DT pour boucler le Budget 2021, en fait 23 milliards de DT selon des calculs plus fins ?
Aucune compassion avec les victimes de la crise économique: quasiment un jeune actif (16-24 ans) sur deux est sans emploi et est hors des systèmes éducatifs. La même semaine, l’Unesco inaugure à Zarzis le cimetière de milliers de jeunes anonymes morts noyés en tentant de fuir le chômage, en se jetant dans la mer pour rejoindre l’Italie, coûte que coûte.
Ambiguïté et opportunisme de circonstance
Plus grave encore, les documents économiques et les intervenants du colloque n’annoncent pas leurs couleurs et ne se positionnent pas sur le spectre idéologique gauche-droite. Ils ne précisent pas le rôle de l’État face aux mécanismes du marché.
Tous pataugent au centre du spectre politique et n’osent pas prendre position avec une vision économique pro-cyclique ou contre-cyclique, sans repères étayés 360 degrés pour convaincre et mobiliser.
Dominant au parlement, le parti islamiste Ennahdha n’a pas jugé bon de faire une synthèse évaluative de ses 10 ans au cœur du pouvoir. Pas de bilan, pas de recommandations disant quoi changer, quand et comment (instruments et modalités de financement). Pourtant, un bilan aurait aidé à crever l’abcès… Et celui qui n’apprend pas de ses erreurs, il est obligé de les refaire à répétition.
Les faucons du parti ne veulent pas fâcher leurs lobbies et alliés radicalisés dans la sphère politique tunisienne, mais aussi dans les pays du Moyen-Orient.
Tout est fait pour grappiller toujours plus de votes centristes. L’électeur médian est au cœur des convoitises. Cet électeur médian est plutôt jeune, issu du monde rural, du genre masculin, peu éduqué, peu ouvert aux valeurs de la modernité de l’État et des services publics.
Le parti Ennahdha dispose déjà d’un vivier assuré par un électorat religieux, un électorat ultraconservateur, acquis au statu quo et qui tire profit des rentes en place. Pour ce beau-monde, pas besoin de réformer…
La dette, de «l’argent magique»!
Le parti Ennahdha a été le principal parti au pouvoir depuis 2011 : avec 10 gouvernements et 467 ministres majoritairement nommés par le parti islamique.
Tous ces gouvernements ont fait jouer la carte de crédit du pays, pour se maintenir au pouvoir et pour faire payer la facture aux contribuables.
Le pourcentage de la dette par rapport au PIB est passé de 39% en 2010 à 112% aujourd’hui (dette de l’État et des sociétés publiques). Plus de 30 milliards de $US ont été obtenus en dons, sans savoir comment ils étaient utilisés.
Aujourd’hui, l’État est exposé à une cessation de paiement de ses dettes. Il est rendu à quêter et à quémander de quoi payer sa dette et les salaires de sa pléthorique fonction publique. Les stratégistes et les leaders d’Ennahdha sont responsables de l’addiction du pays à l’endettement international. Mais, ils ne bougent pas d’un iota au regard de cet enjeu toxique pour l’avenir de la Tunisie et sa transition démocratique.
L’État, une «prise de guerre»!
Alors que 800 000 fonctionnaires (25% de la population active occupée) et presque un million de retraités ne savent pas si leurs salaires et pensions du mois de juillet et août seront versés ou pas, le parti Ennahdha et les débats de ce colloque sont hors-sujet, comme si de rien n’était! Le parti veut cacher ses responsabilités dans le bourrage des services de l’État par les partisans du parti.
La crise budgétaire de l’État tunisien a été amplifiée par le recrutement injustifié de presque 200 000 employés fantômes dans la fonction publique tunisienne. En 2010, le pays compte 490 000 fonctionnaires, 3 ans après, et sous le règne des Nadhadouis, l’effectif a bondi à plus de 700 000.
Des emplois fantômes, des emplois improductifs, payés par les impôts des contribuables et depuis peu par une dette publique payée avec 5% à 8% de taux d’intérêt.
Pour les islamistes d’Ennhadha, l’État est désormais une prise de guerre, où il faut placer les siens coûte que coûte! Peu importe les impacts liés : lourdeur administrative, corruption, absentéisme, inefficacité, etc.
La corruption est décriée par tous les économistes qui se respectent et par toutes les instances internationales. Ce n’est pas l’avis des économistes islamistes de Ghannouchi. La lutte contre la corruption n’est dans leur agenda.
Orthodoxie monétariste, l’arme du taux d’intérêt directeur
Alors que l’islam politique prohibe le principe «usuraire» du taux d’intérêt, le parti islamiste Ennahdha n’a pas jugé utile de dénoncer l’orthodoxie monétariste prônée, depuis 2016, par Banque centrale de Tunisie (BCT), dont il espère qu’elle continue à actionner la planche à billets.
Le parti Ennahdha se dope et se maintient au pouvoir par l’addiction du pays à une dette toxique payée par les intérêts pourtant prohibés par l’islam politique.
Une dette génératrice de dévaluation du dinar (de 40% face au dollar et l’euro), une dette porteuse d’inflation et de taux d’intérêt bancaires répressifs pour l’investissement et pour le PIB.
Le cheikh Ghannouchi (79 ans) sait que pour maintenir ouverte la manne de la dette, il faut donner carte blanche à la BCT pour qu’elle applique à la lettre les consignes du FMI et des bailleurs de fonds liés. Tant pis pour l’investissement et tant pis pour les demandeurs d’emploi.
Ennahdha et ses économistes n’ont rien contre des taux d’intérêt à deux chiffres, rien contre ce «riba» usuraire et dévastateur pour l’économie ! Ce qui compte pour eux c’est l’argent magique procuré par un endettement providentiel pour se maintenir au pouvoir, quoi qu’il en coûte.
Le colloque confirme que le monétarisme orthodoxe, appliqué depuis 2016 par la BCT, arrange les leaders et adeptes d’un islamisme religieux qui n’a pas de programme économique défendable.
Une arme manipulée à gré par la BCT, le taux d’intérêt directeur est aujourd’hui fixé à 6,25%, quatre fois plus que celui du Maroc. Les taux d’intérêt bancaire pour les PME oscillent entre 11 et 14%, soit 5 à 6 fois les taux en vigueur au Maroc, en Jordanie ou au Sénégal.
Dans les documents de cadrage de la réflexion sur l’économie, pas un seul mot sur les taux d’intérêt et sur les ravages de l’actuelle politique monétaire : pour l’investissement, la croissance, la destruction de l’emploi, etc.
Pouvoir d’achat, un angle mort!
Ennahdha plaide pour une finance islamique, mais en attendant elle ferme les yeux sur les ravages de l’orthodoxie monétariste inspirée par le FMI et exécutée par la BCT. Et pour cause, Ennahdha accepte de sacrifier le pouvoir d’achat. Les enjeux liés à la perte du pouvoir d’achat sont évacués des débats et des documents du colloque. En moyenne, et depuis 2010, la famille moyenne a perdu 40% de son pouvoir d’achat.
Les chiffres de la Banque mondiale le confirment : l’indicateur mesurant le PIB par habitant en Tunisie a chuté de 40% entre 2010 et 2021 (en $US). Les mêmes données confirment l’avancement de la paupérisation et le laminage continu de la classe moyenne en Tunisie.
«It is the economy stupid»!
On se rappelle de cette réplique légendaire de Bill Clinton en 1992, lors d’un célèbre débat électoral, l’opposant au républicain George W. Bush. Cette réplique enseignée dans toutes les universités du monde martèle l’importance de l’économie dans la prospérité et la déchéance des nations.
Ces mêmes enjeux économiques mènent aussi les partis politiques vers leur déchéance, quand ceux-ci ne disposent pas de programme économique porteur de bien-être et de prospérité.
L’islam politique dans le monde arabe n’a pas encore intégré l’importance de l’économique dans ses schèmes de pensée. Le parti Ennahdha ne fait pas exception, au grand malheur de la Tunisie.
Plusieurs pays arabes, ayant été gouvernés par des partis inspirés par l’islam politique, ont fini par déconstruire l’économie avant de se trouver en guerre civile fratricide : Soudan, Liban, Yémen, Libye…
Les islamistes tunisiens seraient dans la même trajectoire, ils jouent une démocratie de façade. Une démocratie à crédit ne peut être qu’une démocratie au rabais.
Le déni des enjeux économiques en Tunisie continue d’alimenter la contestation, de nourrir la déception et d’aggraver la paupérisation des populations.
Ennahdha fait appauvrir les Tunisiens, au lieu de les enrichir. Ce parti se maintient au pouvoir grâce à une dette toxique, il reproduit le statu quo au lieu de redonner de l’espoir par des réformes courageuses et par des innovations propices à la concurrence dans les échanges, à la productivité du travail et à la compétitivité économique.
Les préteurs internationaux, le FMI en tête, encourent un grave risque moral en voulant conditionner leurs prêts aux réformes, alors que les partis politiques auxquels ils viennent en aide recyclent cette dette pour se maintenir au pouvoir et pour ne rien réformer au final. Ces prêts toxiques finissent par reporter sine die les réformes attendues. Un cercle vicieux que le FMI doit prendre en compte, ici et maintenant!
La Tunisie mérite mieux, son économie ne peut plus supporter davantage de mal-gouvernance.
* Universitaire au Canada.
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