On peut toujours palabrer sur l’utilité ou la légalité des mesures exceptionnelles décrétées par le président de la république Kaïs Saïed le 25 juillet dernier, mais on ne peut nier le lien entre ces mesures et la panique qui s’est emparée, depuis, des groupes d’intérêt et des lobbys politiques qui les servent. La reprise de la production du phosphate et dérivés, après un blocage de dix ans, est l’une des conséquences directes de ces mesures. Il faut être aveugle ou mal intentionné pour ne pas l’admettre. Et en tirer les bonnes leçons…
Par Ridha Kefi
«Notre carnet de commandes est rempli jusqu’à février. Avec la fluidification du transport routier et ferroviaire grâce à la fin des mouvements sociaux, la Compagnie de phosphate de Gafsa (CPG) peut nous livrer en matière première en temps et en heure», affirme Abdelwaheb Ajroud, directeur général du Groupe chimique tunisien (GCT) cité par Jeune Afrique, ajoutant que l’entreprise publique de transformation du phosphate table sur une augmentation de 20% de l’activité d’ici février 2021.
Une reprise miraculeuse
Hier encore inespérée, cette reprise de la production de phosphate dans le bassin minier de Gafsa, constatée au cours des dernières semaines, contraste fortement avec les blocages enregistrés durant les dix dernières années, dus à d’interminables mouvements sociaux, et qui ont causé d’énormes pertes financières à la Tunisie, grand pays exportateur de phosphate et dérivés et qui, en septembre 2020, a dû importer le minerai de l’Algérie voisine pour permettre au GCT de faire tourner ses usines et répondre à ses propres besoins en engrais phosphatés.
Cette reprise est d’autant plus «miraculeuse» qu’elle suscite des interrogations. Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? Les blocages des sites d’extraction de la CPG et les barrages pour empêcher les trains de transport du minerai des sites de production, à la frontière algérienne, aux usines de transformation situées sur la côte, qui se succédaient presque sans interruption depuis 2011, ont brusquement cessé, comme par enchantement. Pourquoi ?
La pauvreté et le chômage, dont souffre cette région minière, n’expliquent pas tout et on ne peut justifier la totalité des mouvements sociaux par la seule colère populaire. On peut, ou plutôt on doit, l’expliquer aussi, et surtout, par le laxisme des services de l’Etat, qui laissaient faire et se rendaient ainsi complices des saboteurs. Et l’affaire était cousu de fil blanc…
L’Etat complice des saboteurs
En effet, on ne peut sérieusement écarter l’hypothèse que la reprise de la production est la conséquence directe de l’ouverture d’une procédure judiciaire à l’encontre Lotfi Ali, député Nidaa Tounes puis Tahya Tounes (finançait-il ces deux partis ?), homme d’affaires opérant dans le transport du phosphate par camions, soupçonné d’avoir organisé les actes de sabotage et corrompu des responsables régionaux et nationaux pour empêcher le transport du minerai par les trains de la Société nationale des chemins de fer tunisiens (SNCFT) et monopoliser ainsi cette activité, dont sa société était devenue, au fil des ans, le métronome. Le fait que de hauts responsables gouvernementaux soient poursuivis dans la même affaire, notamment un ancien ministre de l’Industrie, en dit long sur la dangerosité de cette mafia qui, en dix ans, a causé à l’Etat des pertes estimées à plusieurs milliards de dinars.
Conséquence : la CPG et le GCT qui, avant 2011, rapportaient d’énormes subsides qui alimentaient les caisses de l’Etat, sont depuis quelques années déficitaires et vivaient aux basques du contribuable. N’allez pas chercher très loin les causes du déficit budgétaire dépassant 7% dont souffre l’Etat depuis de nombreuses années et qui l’oblige à se surendetter et à aggraver ainsi sa dépendance des bailleurs de fonds étrangers.
Autre conséquence : l’endettement de l’Etat, qui ne dépassait guère 35% en 2010, atteint aujourd’hui 100%, sans compter l’endettement des entreprises publiques qui, presque toutes sont déficitaires. Est-ce un hasard ? La mauvaise gestion ne suffit pas pour expliquer ces déficits devenus structurels, car ce sont les mêmes gestionnaires qui réalisaient des gains substantiels avant 2011. Que s’est-il passé entre-temps ? La mafia politico-affairiste a essaimé partout, dans les rouages de l’Etat et les méandres de l’administration publique, pour nous valoir cette situation paradoxale où nous nous trouvons aujourd’hui avec des hommes d’affaires et de hauts cadres de l’Etat de plus en plus riches et un Etat… au bord de la banqueroute. Cherchez l’erreur !
Les travaux d’Hercule de Saïed
Cela dit, on peut toujours discuter des mesures exceptionnelles décrétées par le président de la république Kaïs Saïed le 25 juillet dernier, mais on ne peut nier le lien entre ces mesures et la panique qui s’est emparée, depuis, des groupes d’intérêt et des lobbys politiques qui les servent. La reprise de la production du phosphate et dérivés n’y est pas étrangère, elle non plus, et on peut même aller jusqu’à souhaiter la prolongation de ces mesures afin de permettre l’assainissement du système de corruption mis en place par le parti Ennahdha, au pouvoir depuis 2011, et ses alliés au cours des dix dernières années.
Ne cherchez pas plus loin l’insolente popularité du président Saïed, crédité de près de 90% d’intentions de vote par tous les sondages d’opinion, une popularité que les partenaires étrangers de la Tunisie n’arrivent pas à s’expliquer, car ils appliquent leurs schémas de pensée à notre réalité qui y est rétive : les Tunisiens apprécient l’intégrité morale du professeur de droit et sa rectitude intellectuelle et attendent de lui qu’il nettoie définitivement les écuries d’Augias. De véritables travaux d’Hercule, d’autant qu’il a contre lui une bonne partie de la scène politique, nationale et internationale, de l’administration publique, de la justice, des milieux d’affaires et des médias. Et sa communication, rigide et confuse, n’arrange guère les choses…
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