Dimanche 5 septembre 2021, une délégation américaine, cette fois-ci composée de congressistes et présidée par Chris Murphy et Jon Ossoff, s’est rendue en Tunisie. C’est la seconde en moins de deux semaines. Pourquoi tout cet engouement de la part des Américains pour la Tunisie d’après le 25 juillet 2021? On dit qu’ils sont soucieux de l’état de la démocratie et des libertés dans notre pays. Les Américains défenseurs de la démocratie ? Ne me faites pas rire !
Par Mounir Chebil *
Ces américains, je ne les ai connus depuis que j’ai commencé à m’intéresser à la politique, c’est-à-dire vers les tous débuts des années soixante dix, que comme fervents alliés aux pires dictatures d’extrême droite de ce qu’on appelle le tiers-monde. En ces années, je me rappelle de la «démocratie» d’Augusto Pinochet au Chili soutenue par la CIA et qui a remplacé la «dictature» de Salvador Allende, ainsi que de la «démocratie» de Georges Raphael Videla Rodondo en Argentine qui destitua avec l’aide américaine Isabel Perón… Dans notre région, le Qatar, pour ne prendre que cet exemple, est choyé par les Américains pour son amour de la démocratie à laquelle il a édifié un autel.
Les Américains au secours d’une dictature islamiste
Par un raisonnement logique de cause à effet, on peut conclure que, si pour la deuxième fois en deux semaines, une délégation de congressistes américains est en visite officielle en Tunisie en ce début de septembre 2021, c’est qu’il y a une dictature en détresse et à laquelle ils viennent porter secours.
Les Américains ont vu juste, nous avions depuis 2011, leurs amis islamo-fascistes au pouvoir. Parlement, gouvernement, administration publique étaient sous leur influence. Le 25 juillet 2021 au soir, et avant d’arriver à leur but stratégique d’instaurer un Etat islamique, ils ont été chassés des instances du pouvoir. Les échos de leurs pleurs sont arrivés à la Maison Blanche. Le président Biden cœur tendre comme diraient les Indiens d’Amérique, fut pris de pitié pour eux. Les larmes de Rached Ghannouchi, les lamentations sonnantes et trébuchantes de Radwan Masmoudi lui fondaient le cœur. Il décida que les amis des Américains en Tunisie ne devaient pas mordre la poussière.
Retenu par les inondations de New York causées par l’ouragan Ida, il envoie cette délégation pour, en apparence, sauver la démocratie en Tunisie, et, au fond, voir comment réinstaller les islamo-fascistes sur les fauteuils douillets du pouvoir. Lâchés par le peuple et même par leurs partisans, la nuit du 25 juillet 2021, ces derniers n’attendent que cette bouée de sauvetage pour reprendre du souffle et rebondir pour reconquérir le terrain perdu. Washington et Londres n’ont-ils pas fait le travail pour eux en 2011, alors qu’ils jouissaient d’un doux exil dans les capitales occidentales, ces capitales des impies? Rached Ghannouchi ne nous a-t-il pas été parachuté aspergé d’un déodorant démocratique pour le rendre présentable, et comme Melquiade du roman Cent ans de solitude de solitude deGabriel Garcia Marquez, il nous était revenu «tout à fait rajeuni, remis d’aplomb, sans rides, pourvu d’une denture éclatante. Ceux qui se rappelaient ses gencives rongées par le scorbut, ses joues flasques, ses lèvres flétries, frémissent à cette épreuve évidente des pouvoirs surnaturels du géniteur.»
Le mariage entre la démocratie américaine et l’islamo-fascisme de chez nous
La question qui se pose ici est de savoir les raisons de ce mariage contre-nature, entre la démocratie américaine et l’islamo-fascisme des Frères musulmans.
Dans tout mariage, l’élu cherche toujours un côté séducteur chez la chère dulcinée. Pour les Américains, les Frères musulmans sont séduisants, ils ont les mêmes ennemis. Le communisme, le socialisme, le Baath, le nationalisme, les Etats arabes séculiers mais rebelles à l’hégémonie occidentale, ou les Etats qu’ils veulent remodeler…, sont les ennemis jurés aussi bien du sionisme que des Frères que de leur oncle Sam. Ils sont séduisants aussi par leur référentiel islamiste catalyseur des peuples arabes et musulmans, et surtout par leur stratégie déstabilisatrice des régimes politiques arabes en place. Et cerise sur le gâteau : comme Israël, ils veulent fonder un État sur un fondement religieux, ce qui rendra l’État hébreu un peu moins esseulé dans la région.
En plus de l’appel au jihad prônée par Hassen El Banna et Sayed Qotb, comme le sixième pilier de l’islam pour instaurer la grande oumma al islamia, Abou Ala Maoudoudi, l’un des grands théoriciens des Frères musulmans, avait déclaré : «L’islam cherche à détruire tous les Etats et les gouvernements opposés à l’idéologie et au programme de l’islam où qu’ils soient sur terre. (…) Le but de l’islam est d’instaurer un Etat fondé sur son propre programme et sa propre idéologie. (…) L’objectif du jihad islamique consiste à éliminer les systèmes non-islamiques et à les remplacer par un système islamique de gouvernement. L’islam n’entend pas limiter cette révolution à un seul Etat ou à quelques pays; le but de l’islam c’est de provoquer une révolution universelle.» (Le Jihad dans Islam, Beyrouth, Holy Coran publication).
Une longue histoire de violence et de sang
Pour arriver à leur but, en plus de l’idéologie wahhabite, les Frères musulmans ont emprunté la terreur aux Kharijites Azraqites. Daech et les divers groupes terroristes sont un mélange de wahhabisme et de kharijisme (n’est-ce pas pour cacher cette filiation difficile à assumer ouvertement que Rached a troqué son véritable nom de Kheriji par Ghannouchi?). Là où les Frères musulmans se sont implantés, ils ont été un facteur de déstabilisation et de terreur même.
Tous les États arabes et musulmans sont, ainsi, dans la ligne de mire des Frères musulmans. L’Arabie Saoudite avec laquelle ils partagent, pourtant, l’idéologie wahhabite, n’a pas été épargnée de leurs menées déstabilisatrices. Fuyant la répression nassérienne en Égypte, ils s’installent en Arabie Saoudite où, avec des Syriens, des Irakiens en exil ont fondé le mouvement social «la sahwa islamique» (le réveil islamique). En 1995, parallèlement à des actions dites jihadistes visant indistinctement étrangers «croisés» et policiers saoudiens, les Frères lancent un mouvement de protestation et des réformes politiques telles que la création d’un conseil consultatif indépendant.
La réponse du pouvoir à Riyad fût la répression. Cette date marque le début de la rupture entre les Frères musulmans et la dynastie royale. En mars 2014, l’Arabie saoudite classe la confrérie comme «organisation terroriste» : toute personne qui appuie moralement ou financièrement l’organisation, exprime ses sympathies à son égard, participe à ses actions ou fait sa promotion sera poursuivie en justice.
Dans les années 1950 et 1960, les différents émirats ont accueilli les Frères musulmans qui fuyaient l’Égypte. Les Frères musulmans y ont ensuite prospéré. Ils créèrent le mouvement El Islah. Dès les années 1980, aux Émirats arabes Unis (EAU), l’influence des Frères musulmans est prédominante dans le système d’éducation publique, comme en Tunisie dans les années Mzali. Ils commencèrent aussi à s’infiltrer sur la scène politique. En 2003 et 2006, pour amoindrir leur influence sur les jeunes, le gouvernement mute les membres d’Al-Islah et les écarte des secteurs judiciaire et éducatif. Après 2011, au vu de leur montée en Tunisie et en Egypte, le gouvernement fédéral s’est lancé dans une vaste opération de police contre Al-Islah, détenant des dizaines de membres et sympathisants sans jugement, les accusant d’installer une «milice armée» et de déstabiliser le pays. De là on peut comprendre l’hostilité de l’Arabie Saoudite et des EAU à l’égard des Frères conspirateurs et du Qatar qui les soutient.
Les craintes des monarchies arabes vis-à-vis des «fréristes» sont devenues plus grandes avec les projets américains de remodeler, sous couvert de papotages démocratiques, la carte des pays arabes, et qui s’étendent même à la division du royaume saoudite en des entités indépendantes. En effet, les Américains avaient, en 2004-2005, estimé que leurs intérêts, dans les pays arabes, seraient mieux protégés avec les Frères musulmans au pouvoir. En réalité, ils sont les mieux placés pour faire aboutir leur stratégie du chaos dans ces pays. Ces derniers ont fait de la conspiration et du putschisme leurs devises.
En Tunisie, les frères revenus au bercail, ont semé le chaos dans le pays comme c’était prévu. Ce chaos a permis la provocation de la chute de Kadhafi. Des armes ont transité par la Tunisie et des milices y étaient envoyées. Au pouvoir, ils ont mobilisé des milliers de Daéchiens et ont assuré leur transfert vers la Syrie via la Turquie. Des terroristes sont mobilisés sur les frontières algériennes, la déstabilisation du régime algérien étant au programme du «printemps arabe» jusqu’à nos jours. Les Frères tunisiens n’attendent que le jour d’aider la providence. L’Égypte a été asphyxiée par le jasmin tunisien mettant les Frères musulmans aux frontières de l’Arabie Saoudite avant l’arrivée de Abdelfattah Sissi. Que de services rendus!
Pourquoi la Maison Blanche a-t-elle besoin des Frères musulmans ?
La Maison Blanche ne peut se défaire de ces serfs, si fidèles. Il faut leur tendre la perche avant qu’ils ne sombrent comme leurs frères égyptiens, exploitant les hésitations du président de la république Kaïs Saïed.
Dans un communiqué, publié dimanche 5 septembre sur Twitter, le sénateur américain Chris Murphy a assuré avoir appelé à un retour urgent au processus démocratique et à mettre un terme, rapidement, à l’état d’urgence. Il a ajouté que les Etats-Unis ne favorisaient aucune partie par rapport à une autre et c’est aux Tunisiens qu’il appartient de trancher le problème du retour à la démocratie.
Le message est distillé en filigrane : il faut lever le gel de l’Assemblée des représentants du peuple, donc réhabiliter Ennahdha dans son rôle parlementaire. Par ailleurs, et alors que personne n’a taxé officiellement les Américains d’amis des islamistes, Murphy dit que les États-Unis ne favorisaient aucun parti par rapport à un autre. Le proverbe dit: «Qui se sent morveux, se mouche». Il s’agit en fait, d’un aveu que le parti Ennahdha demeure leur protégé, et il faut tenir compte de cet état de fait. Lors de l’entrevue avec cette délégation, le président de la république a cité diplomatiquement le proverbe tunisien qui dit : «Celui qui a un conseil à donner commence par soi-même».
Pour la Maison Blanche, les Frères musulmans demeurent des alliés. En plus du chaos souhaité et qu’ils feraient perdurer en Tunisie, ils défendraient la position américaine dans le conflit libyen et pourraient être engagés dans la déstabilisation de l’Algérie comme cela a été dans le cas libyen et syrien. Le malheur c’est que le président de la république Kaïs Saïed ne semble pas suivre le chemin emprunté par Abdelfettah Al-Sissi vis-à-vis des islamistes. Le parti Ennahdha n’est pas interdit. Même le repaire du salafiste Youssef Qaradaoui à Tunis demeure en fonction. Pourtant, les manifestants du 25 juillet qui ont fait de Kaïs Saïed roi, demandaient la dissolution du parlement et la neutralisation des Frères musulmans. Et dire que notre président prétend être à l’écoute du peuple !
Aux forces vives de cessez leurs tergiversations, leur balkanisation et leur nombrilisme pour constituer un large front contre l’islamo-fascisme auquel la Tunisie a résisté tant bien que mal pendant dix ans malgré toute la logistique, les appuis internationaux, et les financements douteux dont ils disposent.
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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Ah, ces Américains qui nous aiment !
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