L’auto-immolation par le feu hier, samedi 11 septembre 2021, d’un jeune Tunisien à l’avenue Habib Bourguiba, au centre-ville de Tunis, à cent mètres du bâtiment du ministère de l’Intérieur, symbolise le drame que vit notre pays et, notamment, sa jeunesse, depuis la révolution du 14 janvier 2011.
Par Raouf Chatty *
Depuis l’acte «inaugural» de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, étincelle ayant déclenché la révolution du jasmin, un jasmin rapidement fané, on ne compte plus les jeunes qui s’immolent par le feu par désespoir sans que les pouvoirs publics ne saisissent vraiment la gravité de cet acte extrême, ses causes profondes et ses conséquences désastreuses sur le moral du peuple.
Selon certaines sources (mais cela reste à vérifier, car depuis hier on entend des versions plus fantaisistes les unes que les autres), ce «suicide», que son auteur (et victime) a voulu spectaculairement dramatique, serait un acte de protestation suite à la confiscation de sa calèche, son unique moyen de subsistance, par les autorités municipales de l’île de Djerba, confiscation qui a été perçue par le jeune homme comme une brimade et une injustice insupportables.
Échec du pouvoir issu de la révolution de 2011
Au-delà de ses mobiles réels, qui ne tarderont pas à être connus, cette auto-immolation par le feu en pleine rue, qui plus est à quelques mètres d’une patrouille de police, pointe surtout l’échec total des gouvernements qui se sont succédé depuis dix ans à donner espoir au peuple et à trouver des solutions appropriées aux nombreux problèmes du pays, en particulier celui du chômage des jeunes. Dominés par le parti islamiste Ennahdha, qui tenait toutes les rênes du pouvoir au parlement, ils n’avaient ni vision ni stratégie ni feuille de route et s’étaient embourbés dans une gestion très approximative du quotidien.
Cet acte est l’expression criarde du rejet total par le peuple, en particulier par les jeunes, de tout le système de pouvoir issu de la révolution de 2011, qu’ils tiennent pour responsable de tous les maux du pays et surtout des leurs, car si ce système a choyé les mêmes catégories privilégiées sous Ben Ali, en leur adjoignant la nouvelle nomenklatura politique, notamment les islamistes, les jeunes en sont restés les principaux oubliés.
Les manifestations des masses populaires en colère qui ont éclaté dans tout le pays le 25 juillet dernier et qui visaient directement les locaux du parti islamiste Ennahdha, traduisaient fidèlement ce ras-le-bol d’un peuple fatigué qui avait envie d’en découdre.
Quand on sait que c’était un geste désespoir ayant coûté sa vie au jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid qui fut le catalyseur des soulèvements populaires ayant abouti à l’effondrement de l’ancien régime en 2011, on pourrait craindre une… nouvelle révolution dans les jours à venir.
Rompre avec l’immobilisme stérilisant
La Tunisie vit un grand malaise social, politique et moral, du à la dégradation sans précédent des conditions de vie de toutes les classes sociales, qui peinent sérieusement à affronter les difficultés sérieuses qui rythment leur quotidien depuis des années.
Pour ne rien arranger, les citoyens commencent à avoir des doutes sur la capacité du président Kaïs Saïed à conduire à bon port les réformes qu’il a promis de mettre en place lors de l’annonce des mesures exceptionnelles, le 25 juillet dernier, à savoir le limogeage du chef du gouvernement Hichem Mechichi, le gel des activités du parlement, la levée de l’immunité des parlementaires poursuivis par la justice et la prise en charge par le palais de Carthage de la totalité du pouvoir exécutif.
Le retard mis par le président de la république pour faire connaître sa feuille de route, très attendue en Tunisie et par ses partenaires étrangers, renforce ces inquiétudes. Pis, il offre une occasion en or aux parties défaites le 25 juillet de reprendre du poil de la bête comme si de rien n’était.
Les communiqués distillés par les islamistes soufflent le chaud et le froid, renouent avec la ligne dure et tirent profit de ce contexte délétère, ce qui ne permet pas d’entrevoir une éclaircie prochaine dans le pays. La crise est-elle reparti pour durer ? On a de bonnes raisons de la craindre…
Il appartient au président de la république de dissiper ces inquiétudes en écoutant ceux et celles qui peuvent l’aider à aplanir les difficultés et, surtout, en rompant son immobilisme stérilisant et en passant à l’action, mais de manière réfléchie et en évitant tout saut dans le vide. Le pays n’est plus aujourd’hui en mesure d’attendre davantage…
* Ancien ambassadeur.
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