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Tunisie : pour mieux comprendre la stratégie d’un sphinx appelé parti Ennahdha

Béji Caïd Saïed a joué un grand rôle dans la… renaissance d’Ennahdha.

Les dirigeants du parti islamiste Ennahdha ont essayé, dans un premier temps, en 2012, d’instaurer un Etat islamique, mais face à la forte résistance populaire, ils ont esquissé un repli tactique et, à partir de 2015, ils ont voulu faire accréditer l’idée qu’Ennahdha est devenu un parti civil, moderne et démocrate, un grand mensonge repris à leur compte par les médias occidentaux, toujours prêts à se laisser berner avec cette crédulité (feinte, intéressée ou opportuniste) qu’on leur connaît. C’est ce mythe qui est en train de se fracasser depuis le tournant du 25 juillet 2021.

Par Khaled Férid Bensoltane *

Au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011 et aussitôt ses dirigeants sortis de la clandestinité pour investir la scène politique enfin ouverte et accessible, la première stratégie du parti islamiste Ennahdha a consisté, pendant le règne de la «Troïka», la coalition gouvernementale conduite par eux, entre 2011 et 2014, s’essayer de «réislamiser» la Tunisie, pays musulman s’il en est mais pas suffisamment à leur goût, et ce par le haut, avec les moyens du pouvoir que leur avait accordé les résultats des élections à l’Assemblée nationale constituante (ANC).

Ainsi sous les gouvernements successifs de Hamadi Jebali et Ali Larayedh, le ministre des Affaires religieuses, Noureddine Khadmi, un salafiste notoire, a laissé faire les activistes islamistes dans les mosquées investies par Ennahdha et ses satellites Hizb Ettahrir et Ansar Charia. Habib Khedher, rapporteur, de l’ANC a joué, de son côté, un rôle important dans la rédaction de la première mouture de la nouvelle Constitution votée le 1er juin 2013, mais qui fit face à une forte opposition populaire. Par ailleurs, chaque ministre issu d’Ennahdha avait son rôle dans la mise en place de cette stratégie, annoncée dès le départ par Hamadi Jebali, lors d’un meeting populaire à Sousse au cours duquel il a donné pour mission au mouvement islamiste tunisien de «restaurer le VIe califat», c’est-à-dire, en termes du clairs, l’instauration d’un État islamique.

Une stratégie à trois dimensions

Le volet politique de cette stratégie de reconquête de la société et de l’Etat était assuré par le fondateur et président du mouvement Rached Ghannouchi.

Le second volet, relatif à la prédication ou, en d’autres termes, la propagande, était assuré par les durs du parti : Habib Ellouz et Sadok Chourou et, au niveau du gouvernement, par Noureddine Khadmi, tout aussi dogmatique que les deux premiers sur le plan doctrinaire.

Le troisième volet, le plus dangereux et qui a coûté cher à notre pays, est le volet militaire ou, plus clairement, terroriste. Il était assuré par le groupe Ansar Charia, une ex-croissance d’Ennahdha commandée par Seifallah Ben Hassine alias Abou Iyadh, que le ministre de l’Intérieur Ali Larayedh avait laissé s’enfuir de la mosquée Al- Fath à Tunis au lendemain de l’attaque de l’ambassade des États-Unis, aux berges du Lac de Tunis, le 14 septembre 2012.

Si elle a permis à Ennahdha d’essaimer dans le pays, de s’implanter durablement dans la société et de s’infiltrer dans tous les rouages de l’État, cette stratégie multiforme n’a toutefois pas atteint son principal objectif, qui est d’instaurer un État islamique, car elle s’était heurtée à une forte opposition de la part des pans entiers de la société tunisienne.

Souvenons-nous aussi : deux événements, le premier national et le second international, se sont produits durant l’été 2013, qui ont changé radicalement la donne. 

Le tournant de 2013

Sur le plan intérieur, le sit-in Errahil devant le siège de l’Assemblée au Bardo organisé spontanément à la suite de l’assassinat du député de gauche Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, jour de la commémoration de la fête de la république tunisienne. C’était le second assassinat politique en moins de six mois commis par des terroristes islamistes de la mouvance d’Ennahdha, après celui de Chokri Belaid, leader du Front populaire, le 6 février de la même année, et la goutte qui fit déborder le vase de la colère et du ras-le-bol populaires.

La mobilisation de la société civile autour des partis de l’opposition, des organisations nationales, des associations de défense des libertés a été telle qu’elle a conduit Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC, à suspendre les travaux de l’Assemblée. A la reprise de ces travaux, après la démission du gouvernement Larayedh et la mise en place du gouvernement de technocrates conduit par Mehdi Jomaa, c’est une nouvelle mouture de la Constitution, plus consensuelle, qui a été adoptée en janvier 2014.

Sur le plan extérieur, la seconde révolution égyptienne ou le coup d’État militaire, comme l’appelle les Frères musulmans, en juillet 2013, a fait peur aux Nahdhaouis qui voyaient venir la fin de leur règne à l’instar de celui des Frères musulmans en Égypte, dont le président élu, Mohamed Morsi, sera jugé et condamné et mourra même en prison quelques années plus tard.

Une éclipse de courte durée

C’est dans cette atmosphère devenue irrespirables pour les islamistes et lourde de menaces, sur les plans intérieur et extérieur, que le gouvernement Larayedh a jeté l’éponge et cédé le témoin à celui de Jomaa. Le dialogue national parrainé et conduit par le quartet constitué par l’UGTT, l’Utica, la LTDH et l’Ordre des avocats a pour ainsi dire facilité la sortie aux islamistes et leur a permis de se replier tout en gardant un pied ferme dans l’appareil de l’État, prélude à leur retour, dès 2015, à la faveur d’une alliance contre-nature avec Nidaa Tounes, le parti dit «moderniste» conduit par feu Béji Caïd Essebsi, dont on mesure aujourd’hui à peine tout le mal que, par son laxisme, il a causé à la Tunisie durant ses cinq années de règne.

Le 10e congrès du parti Ennahdha, qui s’est déroulé les 19, 20 et 21 mai 2016, à Hammamet puis à Radès, n’a pas rompu avec le «référent religieux» comme l’affirment mensongèrement les dirigeants islamistes.

D’ailleurs, le soir de l’ouverture du congrès, les ténors du parti islamiste déclaraient dans une sorte de casuistique qui ne trompe personne: «Nous n’avons pas abandonné nos références religieuses; nous procédons uniquement à une spécialisation de l’action de notre mouvement avec la séparation entre la politique et la prédication».

D’ailleurs Sadok Chourou que Habib Ellouz, entre autres dirigeants réputés pour leur salafisme actif, ont gardé leur place au sein des instances du mouvement et continué à conduire, via des associations aux financements obscurs et douteux, la stratégie d’Ennahdha en matière de «réislamisation» de la société… par le bas, en utilisant notamment les mosquées et les écoles dites coraniques.

Sur le plan politique, Ennahdha a cherché à redorer son blason pour apparaître sous un visage avenant aux yeux de l’opinion publique nationale et internationale. C’est dans ce cadre que s’inscrit la visite effectuée en France, en juin 2016, par une délégation présidée par Rached Ghannouchi et qui a été reçue successivement par Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée Nationale, Elisabeth Guigou, présidente de la Commission des affaires étrangères, l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, Jacques Lang, président de l’Institut du monde arabe (IMA), les dirigeants du Medef, le patronat français, et d’autres personnalités françaises.

Cette visite a été organisée par François Gouyette, ancien ambassadeur de France en Tunisie, à la demande de M. Ghannouchi et avec l’aval et l’appui du président de la république Béji Caid Essebsi. Les islamistes voulaient faire accréditer l’idée qu’Ennahdha est devenu un parti civil, moderne et démocrate, un grand mensonge repris à leur compte par les médias occidentaux, toujours prêts à se laisser tromper avec cette crédulité qu’on leur connaît. «Désormais, la priorité pour nous est l’action économique», déclarait le chef du parti, Rached Ghannouchi et on connaît aujourd’hui où en est l’économie tunisienne, après dix ans de pouvoir islamiste : pays au bord de la banqueroute.

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