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Tunisie : Le déni de l’économie de la Constitution 2014

Le 27 janvier 2014 était votée en Tunisie une nouvelle constitution dont l’unique impact, huit ans après, est la faillite de l’économie du pays (Zoubeir Souissi / Reuters).

La constitution tunisienne de 2014 (C2014) a été votée le 27 janvier 2014. Soit, il y a exactement 8 ans, jour pour jour! Un triste anniversaire pour l’économie tunisienne, un jour de deuil pour le pouvoir d’achat des citoyens et un drame pour les sombres perspectives qui s’offrent aux centaines de milliers de jeunes en chômage, dans un pays techniquement en faillite.

Par Moktar Lamari * et Mohamed Hedi Manaï **

Tôt ou tard la constitution tunisienne de 2014 (C2014) doit être amendée en profondeur, pour ne pas dire réécrite. Élaborée dans l’improvisation de ces élus novices en gouvernance et adoptée sous pression de l’islam politique, la C2014 a assené un coup fatal à l’économie tunisienne.

La C2014 a (directement et indirectement) érodé la confiance des investisseurs, elle a dévalué le dinar, elle a dévalorisé le sens du travail (et de la productivité), elle a occulté l’importance la propriété privée (et du marché), elle a hypertrophié l’État (et l’endettement) et elle a surtout brisé la chaîne d’imputabilité de l’action collective. L’arbre se juge à ses fruits…

Certes, une constitution est avant tout un document juridique et institutionnel. Mais, qu’on le veuille ou non, c’est aussi un document économique visant à encadrer et garantir la prospérité et du bien-être collectif des nations.

Et c’est pourquoi la recherche économique moderne a consacré tout un pan de développement de connaissances consacrées à l’économie institutionnelle. L’économie institutionnelle évalue la performance des constituions et aide à corriger les failles économiques qui peuvent miner les Constitutions, dans des pays démocratiques ou pas, dans des pays riches ou pauvres.

La C2014 rime avec paupérisation économique

Les indicateurs économiques sont têtus! La C2014 assume une responsabilité historique dans la monstrueuse débâcle économique que vit la Tunisie.Pour preuve, la Tunisie de 2021 est bien plus pauvre, bien plus endettée et plus indésirable par les investisseurs que la Tunisie de 2011. Les chiffres ne trompent pas.

  • Le Budget de l’État n’est plus capable de se financer sans endettement, et les services publics manquent de tout. Plus de la moitié des taxes collectées vont pour payer des salaires d’une bureaucratie pléthorique, inefficace et budgétivore! Un fonctionnaire sur deux est absentéiste et un fonctionnaire sur trois est en sureffectif.
  • Le PIB par habitant et en dollar constant a connu une contraction de l’ordre 20 % entre 2010 et 2021. La paupérisation fait des ravages sociaux et les régions intérieures qui ont allumé la Révolte de 2011 sont les plus pénalisées.
  • Durant cette décennie, la dette rapportée au PIB a plus que doublé passant de 41% à quasiment 98%. La C2014 a indirectement banalisé les risques de l’endettement pour la consommation et les arrangements partisans.
  • Le pouvoir d’achat du citoyen lambda s’est étiolé de plus de 35% durant la décennie. Le dinar a perdu plus de 40% de sa valeur.
  • Les investissements (rapportés au PIB) ont été divisés par trois, passant de 26% à 8%. L’épargne a fondu, passant de 14% à moins de 4%. Les taux d’intérêt directeurs ont flambé, ils sont 4 fois plus élevés qu’au Maroc ou au Sénégal.
  • Le tissu industriel s’effrite au grand jour dans l’indifférence des élus et des partis. La fermeture des usines et les faillites des PME se comptent par des dizaines de milliers. La baisse de la production industrielle a été compensée par les importations venant notamment de la Turquie et marchés informels. Des importations sauvages qui détruisent l’emploi en Tunisie.

L’économie, un mot banni de la C2014

Incroyable, mais vrai! La C2014 serait la seule constitution au monde qui a exclu de son texte et articles les vrais enjeux économiques et les vrais impératifs d’augmentation de la richesse matérielle et du niveau de vie des populations. Le terme économie ne figure qu’une seule fois dans la Constitution 2014. Une seule occurrence dans un texte qui compte 149 articles et presque 13000 mots. La seule occurrence s’est faite discrètement au détour d’un article pour faisant référence aux priorités de l’économie nationale. Aucun article ne porte sur la croissance de l’économie comme telle.

Les ambitions économiques sont évacuées du revers de la main, alors que la Révolte du Jasmin en 2011 était menée essentiellement pour des motifs économiques et pas du tout pour des motifs identitaires ou théologiques.

La C2014 a occulté magistralement ces attentes et ambitions au regard du pouvoir d’achat, de la productivité, de la compétitivité et de la prospérité.

Les députés ayant bricolé à la hâte la C2014 étaient majoritairement inspirés par la main invisible de l’Islam politique, versus la main invisible d’Adam Smith, en référence aux mécanismes de l’offre et de la demande.

Ces députés auteurs de la C2014 n’avaient pas la fibre économique. Beaucoup d’entre eux revenaient de l’émigration, où ils ont occupé des postes précaires, manuels n’ayant aucune portée intellectuelle et de gouvernance. La plupart de ces députés ignoraient tout sur les fondamentaux économiques (offre, demande, équilibre, efficience, etc.) et n’ont pas d’idées articulées au sujet des enjeux et impacts de la bonne gouvernance et des théorèmes du bien-être en économique. Les économistes (les vrais) ont été mis à l’écart des débats et des enjeux. Et cela continue, dix ans après la révolte du Jasmin.

La C2014 a été écrite par des mains tremblantes issues de partis politiques sans programme économique, et pour qui le pouvoir constituait une fin et non un moyen… voire même une prise de guerre, comme du temps des razzias.

Des députés ambivalents, n’ayant aucun ancrage clair dans les référentiels idéologiques conventionnels pouvant optimiser l’action collective et pouvant arbitrer des enjeux majeurs mettant en opposition le rôle du marché vs le rôle de l’État, ou encore le rôle du privé versus le rôle de la bureaucratie.

La C2014, c’est l’instabilité… et la zizanie au sommet de l’État

Douze gouvernements et plus de 480 ministres ont gouverné par la Tunisie en dix ans. Tout ça pour ça! Le souk grandeur nature au sommet de l’État. La rotation et le roulement ne font que défaire les programmes et les politiques en place… sans rien mettre à la place. Des ministres carriéristes recrutés sur mesure, souvent pour de basses besognes et avec des CV bidonnés… dociles et au service des partis qui tirent les ficelles et encaissent les dividendes. Tous ces gouvernements se sont dopés par la dette, et ont dépensé sans compter pour se maintenir en poste, tous les moyens sont bons. La C2014 n’avait pas prévu de mécanismes pour empêcher cela, bien au contraire, elle était le carburant de cette instabilité dévastatrice.

La C2014 confiait tous les pouvoirs où presque à un Parlement dysfonctionnel, malgouverné, ayant une seule chambre, et sans contre-pouvoir réel. Un Parlement dominé par des coalitions bancales, peu viables et instables qui se ferment à tous les changements majeurs et réformes économiques. Un parlement conçu sur mesure pour l’islam politique et les ripoux qui rodent autour.

La C2014 a aussi ouvert les portes aux lobbyistes pour contrôler les règlementations à la source, avec des dividendes et des rétributions qui se chiffrent en millions de dinars cash, ici et maintenant.

Le trading des votes (logrolling) est devenu une pratique officielle, un fléau qui explique le tourisme parlementaire de dizaines de députés ripoux…qui s’offrent aux plus offrants. Des députés changeaient de parti, en pleine législature, 2 à 3 fois, empochant à chaque fois des centaines de milliers de dollars, encaissés dans des comptes secrets dans des paradis fiscaux. Plus du tiers des élus ont gouté aux dollars de la corruption et aux dividendes de la mise en cher des votes, pour ou contre des réglementations et des budgets voués aux déficits continus.

La C2014 a été conçue par des partis revenant de l’exil, des partis qui n’ont jamais gouverné et dont les membres ignorent totalement les rouages de l’économie tunisienne et les arcanes de l’administration publique.

Des députés novices en politique et amateurs en gouvernance se sont trouvé par accident de l’histoire aux commandes de l’État, faisant main basse sur l’économie pour légiférer à volonté et pour accumuler les articles de loi, les lourdeurs réglementaires …sans aucune analyse d’impact règlementaire préalable. Le tout pour mousser les dividendes et l’argent facile et malhonnête au final.

La C2014 consacre la gouvernance à l’aveuglette

Toutes les constitutions modernes, et même celles comparables dans les pays pauvres, comme la Constitution marocaine, rwandaise, jordanienne… ont systématisé l’impératif des études d’impact règlementaire préalablement à toute règlementation ayant un impact sur l’économie, les entreprises, les industries, l’investissement, ou sur le bon fonctionnement du marché au sens large. 

Des études d’impact rendues obligatoires par les Constitutions et accessibles au grand public. La C2014 est à des années-lumière de cette logique prudentielle et faisant partie des minima de la bonne gouvernance.

L’évaluation des politiques économiques (et non les audits) ne figure pas les lexiques de la C2014, et encore moins dans l’imaginaire de ceux qui ont écrit la C2014.

Des députés novices en gouvernance, des profanes en numératie économique et dont 70% ne font pas la différence entre des quanta en dinars courants et des quanta en dinars constants.

Le Conseil économique et social (CES) qui avait son mot à dire pour tous les parlements et gouvernements ayant gouverné l’ère pres-2011, a été simplement gommé des processus de consultations et d’élaboration des politiques économiques.

La Commission des finances publiques stipulée par la C2014 est présidée par l’opposition, et ici comme ailleurs au Parlement, les débats entre les membres de cette Commission frisaient le ridicule, tellement ils étaient désincarnés et manipulés pour défendre des lobbys et empocher des dividendes pour ces élus passés passés champions dans les insultes, dans le jet de bouteille, dans des bagarres musclées utilisant les chaises ou les coups de points.

Les enjeux identitaires priment sur le reste

Dans ces différents articles, la C2014 mettait le focus sur les enjeux identitaires, les faisant passer comme priorités pour écraser le reste des enjeux. L’islam, l’arabisme, la divinité… les mosquées… prenaient le haut du pavé des attentes sociales et envenimaient la rhétorique identitaire votée dans les divers articles de la C2014.

Écrasant au passage les aspirations matérielles et incontournables pour créer des conditions de vie décentes au jour le jour, du citoyen lambda.

Entre les préoccupations identitaires et les enjeux de la création de la richesse (innovation, compétitivité, etc.), le hiatus est patent. Un fossé qui ne dit pas son nom. 

Les empreintes de l’islam politique sont omniprésentes dans les articles clefs de la C2014, notamment ceux régissant l’école, l’éducation et la formation du capital humain et social.

L’altération du sens du travail et de l’imputabilité  

Contrairement aux autres constituions, la C2014 stipulait que le travail est un droit constitutionnel de tous les citoyens et citoyennes, sans préciser les devoirs liés et les impératifs associés. Dans les autres pays respectueux et compréhensifs des enjeux économiques, les Constitutions insistent plutôt sur le droit au choix du type de travail que le citoyen peut exercer (et pas le droit au travail en tant que tel).

C’est pourquoi, la douzaine de gouvernements ayant exercé le pouvoir depuis 2011 n’ont fait que bourrer la fonction publique par des hordes de fonctionnaires recrutés sans concours et titularisés sans justificatifs, autres que celui de la proximité politique des partis au pouvoir.

Plus de 300 000 fonctionnaires (politisés et fictifs) ont été recrutés indument durant la décennie. Le tout pour permettre aux partis au pouvoir de faire main basse sur les rouages et les articulations décisionnelles de l’administration publique, de façon à tirer les ficelles par islam politique averse au progrès et à la prospérité notamment. La Justice paie les frais de cette manipulation politique néfaste au principe de la séparation des pouvoirs. Et quand la justice perd ses lettres de noblesses, les investisseurs plient bagage.

En même temps, plus de 700 000 emplois ont été perdus par les secteurs industriels et du tourisme. Les actions terroristes perpétrées en Tunisie, ainsi que la Covid-19 ont accentué les dérives et dévoilé les failles de cette constitution fondamentalement a-économique… fondamentalement contre productive!

La mainmise politique des partis sur une large frange de fonctionnaires a fini par briser la chaîne d’imputabilité. Tout le monde est responsable, mais personne n’est imputable.

La C2014 a légiféré abondamment pour éloigner la politique monétaire du pouvoir exécutif, et donc des politiques fiscales. Le parlement détient les cordons de la bourse et dispose du dernier mot dans la nomination et le limogeage du gouverneur de la BCT, et cela est institué noir sur blanc dans la C2014. C’est ainsi que plusieurs banques islamiques ont proliféré, avec la bénédiction des partis religieux qui arrivent ainsi à étendre leur pouvoir occulte sur les leviers de financement, notamment des secteurs informels et des organisations caritatives ayant pignon sur rue avec l’islam politique international.

Un bilan évaluatif économique rigoureux doit être mené au sujet des impacts économiques (effets et méfaits) de la C2014. C’est ainsi qu’on envisager une réécriture raisonnée des principaux articles de cette constitution qui montrent ses limites au grand jour, au grand désarroi des Tunisiennes et Tunisiens. L’économie constitutionnelle dispose des outils et des enseignements pour ce type d’évaluation empirique et fondée sur le savoir et les données probantes.

* Ph. D. Universitaire au Canada.

** Senior Development Evaluation & Former Division Manager (retired)- Independent Development Evaluation (AfDB)

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