Depuis l’invasion de l’Ukraine par les troupes de la Russie, les centrales nucléaires sont désormais exposées aux bombardements et aux tirs d’artillerie, ranimant la grande peur d’un possible accident nucléaire semblable à celui que ce pays a connu à Tchernobyl, durant l’ère soviétique, et dont la gestion catastrophique par la bureaucratie communiste de l’époque a longtemps alimenté la conscience nationale des Ukrainiens et leur attachement à l’indépendance.
Par Dr Mounir Hanablia *
Tchernobyl est ce village situé en Ukraine à quelques kilomètres de l’actuelle frontière avec la Russie. Aujourd’hui on n’en parle que pour dire qu’il a été occupé par les forces d’invasion russes mais que la centrale y est hors service. Pourtant il est bien plus que cela. C’est en ayant l’esprit ce qui s’ y est passé que l’on comprendra deux faits importants, la volonté d’indépendance par rapport à la Russie et le désarmement nucléaire consenti par l’Ukraine, pour se débarrasser de plus de 1 200 ogives nucléaires dans le cadre de ce qu’on a nommé les accords de Bucarest, sous l’égide des Etats-Unis d’Amérique et de la Fédération de Russie, garantissant l’indépendance ukrainienne.
Du temps de l’Union Soviétique, cette frontière n’existait évidemment pas dans le sens présent. Et néanmoins pendant longtemps, il a été de l’intérêt des dirigeants soviétiques d’entretenir l’illusion d’une République Socialiste Ukrainienne librement intégrée certes dans l’union, mais néanmoins disposant d’une voix dans le concert des nations à l’instar de tout pays indépendant. Et le Parti Communiste Ukrainien était parmi les plus puissants et les plus influents au point qu’un grand nombre de ses cadres dirigeants occupaient les postes de responsabilité les plus éminents au sommet de l’Union.
Les Soviétiques et l’option nucléaire en Ukraine
Rares sont ceux qui se souviennent qu’avant la seconde guerre mondiale ce village était habité majoritairement par des juifs et que plus tard la majorité ont subi le sort réservé aux juifs sous occupation allemande, la déportation et la mort. Mais à partir des années 60, les dirigeants soviétiques, cédant à leur habitude solidement établie de la planification, ont fait le choix du nucléaire afin de couvrir les besoins croissants de l’Union en énergie électrique, et le site de Tchernobyl fut choisi pour la construction de 4 centrales nucléaires.
Le nucléaire était alors considéré comme une technologie sûre par l’autorité politique, en dépit de la catastrophe qui avait secoué Maiak, une petite ville de l’Oural, et qui avait fait un nombre indéterminé de victimes.
L’énergie nucléaire est obtenue par fission de l’uranium, et les neutrons dégagés lors de la réaction sont ralentis par des modérateurs, en graphite dans le cas présent alors que le fluide caloporteur est constitué par de l’eau ou de la vapeur d’eau. Mais pour en augmenter le rendement on a créé des surgénérateurs qui produisent plus de matériaux fissiles qu’ils n’en consomment, grâce aux neutrons créant des isotopes lourds.
C’est pourquoi le parc nucléaire soviétique s’est vu doter de nouveaux surgénérateurs afin de remplacer les réacteurs anciens, et l’accident survenu dans les années 70 dans la centrale américaine de Three Mile Island, occasionné par un réacteur de ce type, ne semble pas avoir dissuadé de recourir à ce type de technologie.
En 1986, en pleine Perestroïka, l’heure était à la modernisation, et on estimait en haut lieu que les centrales nucléaires, fleuron de la technologie soviétique, devaient répondre aux besoins fixés par les bureaucrates et les politiciens de l’Etat, afin de faire de l’Union Soviétique un pays répondant aux normes occidentales du progrès et de la puissance. Mais les planificateurs soviétiques avaient déjà destiné à l’Ukraine, pourtant un territoire agricole riche en cours d’eau importants, le rôle de pourvoir en énergie électrique une grande partie du territoire soviétique, en particulier européen, et plusieurs réacteurs nucléaires avaient été mis soit en service soit en chantier.
Une équipe technique dépassée
Pourtant, le 24 avril 1996, un essai devait être réalisé simulant une panne imposant l’arrêt du réacteur n° 2, et on devait utiliser l’eau servant au refroidissement du réacteur afin d’actionner une centrale thermique classique, et éviter l’interruption de l’électricité. Il semble que cet essai ait été mal préparé et mal organisé, et la faute n’en incombe nullement aux techniciens de la centrale mais plutôt à la compagnie d’électricité. C’est donc l’équipe de garde de la centrale qui tard dans la soirée a dû affronter une situation à laquelle elle n’était pas préparée. L’interruption du réacteur a eu lieu mais comme l’électricité menaçait d’être complètement interrompue, il a été réactivé et c’est alors que le réacteur s’est emballé, que la chaleur produite en son cœur a cru du fait de la surproduction de neutrons à haute énergie, et toutes les tentatives pour en obtenir l’arrêt se sont avérées vaines. La température a alors atteint un seuil critique entraînant la fusion du combustible.
En principe dans une situation semblable, il est nécessaire de dégager dans l’atmosphère la vapeur radioactive issue de l’eau de refroidissement, du fait de la surpression et du risque d’explosion. Dans des circonstances dramatiques, ce n’est évidemment pas une décision facile, la contamination de l’atmosphère en résulte, et elle doit toujours avoir la caution de l’autorité politique; d’autant que jusqu’à ce que la catastrophe survienne, il existe toujours un espoir de rétablir le contrôle sur le réacteur sans recourir à des mesures néfastes.
Mais à Tchernobyl, l’équipe technique, affairée vainement à la recherche d’un moyen pour obtenir l’arrêt du monstre en surchauffe, n’avait pas encore eu le temps de prendre la mesure du problème. Une heure après, au milieu de la nuit, une immense explosion envoyait dans les airs le dôme de protection du réacteur n° 2, sans que quiconque ne comprît ce qui arrivait.
C’est uniquement quand on envoya l’équipe d’inspection dans la salle du réacteur, sans les moyens adéquats pour se protéger, qu’on comprit l’étendue des dégâts; le réacteur avait explosé et de ses flancs éventrés et en feu de la fumée noire radioactive se répandait librement et abondamment dans le ciel. Aussitôt les équipes de pompiers se dirigeaient vers le site, pour éteindre l’incendie, mais il apparut très vite qu’elles ne pourraient pas opérer efficacement sans les moyens nécessaires pour les protéger.
Dans une structure de commandement aussi hiérarchisée que l’Union Soviétique, les responsables de la centrale n’avaient aucun pouvoir pour ordonner l’évacuation immédiate de la population. Il fallait d’abord que les responsables locaux du parti communiste en informent leurs supérieurs en Ukraine, que ceux-ci répercutent l’information aux décideurs de Moscou, au plus haut sommet de l’Etat, et en attendent les instructions, le directeur de la centrale avait, comme il en serait plus tard pris acte, bien demandé une telle évacuation dès le début, mais il semble qu’au plus haut sommet de l’Etat Soviétique on se soit préoccupé préalablement aux conséquences humaines, des moyens pour reprendre le contrôle du réacteur en feu.
Un envoyé de Moscou débarqua une dizaine d’heures plus tard pour faire le point et prendre les mesures jugées prioritaires. Il fut vite convenu de tenter de refroidir le réacteur par les moyens conventionnels anti incendie ainsi que par des hélicoptères déversant d’importantes quantités d’eau sur le site, mais tout ceci demeurant sans résultat, la décision d’évacuer la population dans un rayon de plusieurs kilomètres, jusqu’à une vingtaine, ne fut prise qu’environ vingt-quatre heures après et mise à exécution trente six heures après le début de l’accident.
Un black-out sur l’information fut concomitamment appliqué. Et les blessés de la centrale, victimes de graves brûlures, ainsi que tous ceux qui avaient reçu de fortes quantités de radiations, furent envoyés à Moscou et ailleurs, loin de l’Ukraine, pour bénéficier des soins nécessaires. Mais le problème n’était pour autant pas résolu, et la température au cœur du réacteur demeurant élevée, on se décida à en couvrir le cœur par des tonnes de sacs de sable, larguées par hélicoptères. Plusieurs pilotes irrémédiablement irradiés, y laissèrent leur santé ou leur vie. Malgré cela, le réacteur demeurait en état de suractivation, entretenant la menace d’une autre explosion, et la nécessité de l’enfermer dans une chape de plomb et de béton devenait plus évidente. Mais les énormes quantités d’eau utilisées pour le refroidissement fragilisaient le sol sous la centrale et augmentaient le risque de ce qu’on nomme le syndrome chinois, à savoir l’effondrement du cœur du réacteur sous l’effet de son propre poids dans la profondeur du sol, et la contamination des nappes phréatiques, des rivières, et de la mer.
Finalement au prix de grandes difficultés, et avec l’aide de l’armée, l’eau était pompée, et de grandes quantités de béton injectées sous la centrale afin de constituer un support solide susceptible de supporter le poids de la coque qu’on essaierait de construire plus tard autour du réacteur.
La propagande soviétique à la manœuvre
Une semaine après, malgré le mécontentement des dirigeants locaux du parti, les célébrations du Premier Mai étaient tenues à Kiev, alors que le niveau de la radioactivité y atteignait des chiffres intolérables, et que les rumeurs les plus alarmantes circulaient dans la population, et tous ceux qui posaient des questions jugées indiscrètes étaient réduits au silence par le KGB.
En dépit de cela, trois jours après les faits plusieurs centrales nucléaires situées en Suède enregistraient une radioactivité anormalement élevée, et tiraient la sonnette d’alarme.
Immédiatement soupçonnés, les Soviétiques commençaient par nier, puis finissaient par admettre qu’un incident mineur avait bien eu lieu, et que tout était rentré dans l’ordre. Ces explications ne convainquaient personne et la population soviétique, en particulier ukrainienne, apprenait, par le biais de la Voix de l’Amérique, l’étendue du désastre. Mais la machine de propagande soviétique n’en resterait pas là. Il fallait trouver un coupable dédouanant les autorités de leurs carences.
Le directeur de la centrale nucléaire était alors convoqué à Moscou face à une Commission présidée par Gorbatchev lui-même. Celui-ci lui posait une seule question, relativement à sa connaissance ou non de l’accident de Three Miles Island. La Commission décidait de traduire en justice le directeur, le chef de l’équipe de garde, et un membre local du parti.
Le procès, tenu environ une année plus tard dans la région de la centrale de Tchernobyl, condamnait les trois hommes à 10 années de prison pour négligence criminelle. Le procureur et le juge refusaient la thèse exprimée par les accusés, celle d’un défaut de conception du réacteur, et de sa non fiabilité.
Néanmoins, alors que l’Union Soviétique entrait dans l’ère de la Perestroika, les autorités finissaient par admettre l’ampleur de la catastrophe. Une personnalité de premier plan se déplaçait à Vienne et reconnaissait la responsabilité directe de son pays face à la communauté internationale ainsi que sa volonté de coopérer à l’avenir afin de maîtriser le risque nucléaire. Elle obtenait une véritable ovation. Mais désavouée à son retour par ses collègues, elle choisissait de se suicider.
50.000 morts environ
Pour en revenir à la catastrophe elle-même, après un sursaut d’activité initial, la chaleur dans le réacteur finissait par baisser progressivement au bout d’une quinzaine de jours, sans aucune garantie contre un emballement ultérieur. Au bout de quelques mois, il était considéré comme suffisamment refroidi pour qu’une coque en béton soit érigée au dessus du dôme, empêchant les émanations radioactives.
Sur le plan humain, la catastrophe fit initialement environ une quarantaine de morts parmi le personnel de l’usine puis dans les semaines qui suivirent une centaine de morts. On ignore le nombre de personnes décédées des suites directes de la radioactivité à laquelle elles furent exposées, mais quelques années plus tard, il semble avoir atteint environ 50.000 morts. Mais l’explosion de Tchernobyl détruisit surtout complètement le peu de crédit que les Soviétiques accordaient encore à leurs autorités, en particulier en Ukraine. On peut dire que son souffle mit à bas l’Union Soviétique, et enflamma la volonté des peuples de la quitter pour fonder des Etats nouveaux.
En 1991 avec la dissolution de l’Union, les cadres techniques et administratifs condamnés furent libérés. D’anciens apparatchiks ukrainiens furent jugés pour cette affaire mais tous furent relaxés. Le nationalisme ukrainien puisa dans le thème écologique sa capacité de mobiliser la population et d’obtenir son adhésion pour le projet de l’indépendance. Le consensus était à la dénucléarisation totale du pays. Mais on finit par s’apercevoir que si la totalité des centrales nucléaires étaient fermées (environ 12), l’approvisionnement en électricité du pays ne serait plus assuré. On décida de laisser les centrales en service, tout en les rénovant selon les normes occidentales de sécurité.
Quant au site de Tchernobyl, il fut définitivement fermé. Et dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres aucune activité humaine n’y est tolérée. Le réacteur n° 2 responsable de la catastrophe toujours surveillé de près a été enfermé dans un véritable sarcophage en béton, avec l’aide de l’Union Européenne et nul ne peut encore assurer qu’il ne puisse pas être réactivé de nouveau.
L’invasion russe ranime la peur du nucléaire
Avec les combats sur le sol ukrainien depuis l’invasion russe, les centrales nucléaires sont désormais exposées aux bombardements et aux tirs d’artillerie. Celle de Zaporojiyé près de la ville de Dniepro a subi il y a un jour des coups directs, heureusement sans conséquences, mais cela a ajouté à la panique générale. C’est encore une raison supplémentaire de penser que dans ce conflit ukrainien, aucune des parties n’a véritablement mesuré les conséquences de ses actes. Et la facilité avec laquelle l’opinion publique mondiale et les dirigeants politiques se sont accommodés des menaces de l’usage des armes nucléaires ne présage rien de bon pour l’avenir, fusse-t-il immédiat.
* Médecin de pratique libre.
- « Chernobyl: The History of a Nuclear Catastrophe », de Serhii Plokh, 404 pages, éd. Hardcover, mai 2018.
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