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Dr. Tasnime Ayed : «Ken Ya Makenech, une cartographie de l’imaginaire médiéval tunisien»

Une série fantastique dont l’humour et l’intelligence n’ont pas laissé le grand public indifférent.

La première conférence universitaire consacrée à une série télévisée en Tunisie vient d’avoir lieu à l’Université de La Manouba. Une initiative de Tasnime Ayed, docteure en littérature française et comparée et enseignante-chercheuse à la Faculté des lettres, des arts et des humanités de La Manouba, qui, après une thèse et plusieurs articles sur la littérature et la culture médiatique occidentale, a porté son attention sur la rive sud de la Méditerranée, et en particulier sur la série télévisée tunisienne Ken Ya Makenech, réalisée par Abdelhamid Bouchnak, dont la deuxième saison est diffusée en ce moment sur la chaîne nationale Wataniya 1.

Entretien conduit par Fawz Benali

Tasnime Ayed nous-a accordé cet entretien pour revenir sur sa conférence intitulée «Les villes de Ken Ya Makenech, une cartographie de l’imaginaire médiéval tunisien» (accessible sur ce lien), à travers laquelle elle offre des clés d’analyse d’une série fantastique dont l’humour et l’intelligence n’ont pas laissé le grand public indifférent et qui, selon elle, «résonne comme une invitation à penser notre présent et notre identité propre en se réconciliant avec notre passé».

Kapitalis : Comment peut-on travailler sur une série télévisée comme Ken Ya Makenech à l’université ?

Tasnime Ayed : Exactement de la même façon avec laquelle on étudie Game of Thrones ou d’autres œuvres télévisuelles depuis quelques années déjà! Il s’agit de ce que l’on appelle la critique sérielle qui s’inscrit dans le champ académique pluridisciplinaire des «cultural studies», ou études culturelles. Ken Ya Makenech est une série humoristique et dramatique à la fois – jusque-là, rien d’original. Mais la fiction incorpore des éléments fantastiques dans un récit historisant et propose une version alternative du passé lointain de la Tunisie. C’est la première production audiovisuelle à proposer une fantasy * historique médiévaliste prenant place dans une Tunisie fabulée – n’ayant jamais existé et qui nous ressemble pourtant tellement. Beaucoup de choses sont donc à analyser dans cette série.

Tasnime Ayed lors de la conférence à l’Université de La Manouba.

Quels éléments de la série vous ont-ils interpelée en tant que spécialiste du médiévalisme et de la fantasy ?

La fantasy est un genre littéraire et audiovisuel à part entière qui laisse libre cours à l’imagination et qui se caractérise principalement par la présence de la magie. Le médiévalisme renvoie quant à lui à la façon avec laquelle les écrivains, les artistes et le public imaginent cette période floue de l’Histoire que l’on appelle «Moyen Âge».

Les œuvres contemporaines médiévalistes ne se réfèrent donc pas aux véritables faits historiques mais «font médiéval» tout en incorporant des éléments de toutes les époques – que ce soit l’Antiquité ou le 21e siècle – ainsi que des éléments fantastiques. Et c’est le cas pour Ken Ya Makenech. Je suis intéressée de voir comment ces composantes interagissent dans la série, ce que cela révèle de notre conception du passé et de notre imaginaire contemporain, à nous, Tunisiens.

Une universitaire ne voit certainement pas une série télévisée du même œil que le grand public. Qu’avez-vous pensé de la première saison de Ken Ya Makenech ?

Comme j’en ai parlé lors de la conférence, dans Ken Ya Makenech, l’aménagement spatial donne à voir une véritable cartographie de l’imaginaire médiéval tunisien contemporain, entendu comme l’ensemble des représentations actuelles du passé, projetées et partagées par notre groupe social. Les villes composent un univers médiévaliste interculturel puisant son inspiration aussi bien dans la culture médiatique mondialisée et les stéréotypes historiographiques que dans le folklore tunisien. Au carrefour de l’Histoire et de la fiction, cette conception s’inscrit dans un dialogue médiévaliste inédit car inter-méditerranéen. Et au-delà de l’intérêt académique, créer une nouvelle fable à partir des récits anciens et des problématiques actuelles, comme le fait Ken Ya Makenech, résonne comme une invitation à penser notre présent et notre identité propre et ce en se réconciliant avec notre passé.

Abdelhamid Bouchnak.

Quel écho a eu la conférence sur les étudiants et le corps enseignant ?

J’ai remarqué, avec grand plaisir, que le public était particulièrement intrigué par l’intitulé de la conférence. Le médiévalisme n’est pas encore une discipline de recherche assez connue dans le milieu universitaire tunisien et c’est la première fois que l’on consacre une étude à une série télévisée tunisienne, surtout aussi populaire que Ken Ya Makenech.

Dans l’audience, il y avait des fans, toutes générations confondues, mais également des curieux qui n’avaient jamais regardé la série, dont des collègues étrangers.

Globalement, la résistance académique à laquelle les cultural studies ont fait face au siècle dernier tend à disparaître et je suis heureuse d’ouvrir le champ de la critique universitaire à notre culture médiatique nationale. Du côté des étudiants, ils semblent emplis d’espoir. La perspective de pouvoir un jour consacrer leurs travaux à un corpus contemporain, novateur et diversifié semble les encourager à poursuivre le cursus littéraire qu’ils ont choisi avec plus d’engagement et d’engouement.

Pensez-vous que les travaux universitaires devraient s’intéresser davantage à ce qui se passe dans le monde de l’audiovisuel et des arts en Tunisie ?

Absolument ! J’estime qu’il s’agit de notre devoir en tant qu’universitaires tunisiens… et il est grand temps. Dans notre ère contemporaine où l’image est omniprésente, où l’on côtoie l’audiovisuel au quotidien et sous diverses formes, nous ne pouvons ni ignorer l’importance des arts audiovisuels ni négliger leur impact socioculturel.

Outre la reconnaissance scientifique accordée aux œuvres tunisiennes, notamment sérielles, les études universitaires qui les dissèquent par le biais d’outils d’analyse objectifs permettent de réactualiser le savoir national et de le remettre à l’heure de la contemporanéité. Et il y a tellement de choses à dire !

Le prince Borghol et ses compagnons d’aventure.

Pensez-vous que le paysage audiovisuel a connu une certaine évolution ces dernières années, notamment grâce à la liberté d’expression ?

Oui, nous assistons très certainement à une diversification importante et intéressante des sujets abordés. Mais certains produits télévisuels oublient encore que le spectateur tunisien du 21e siècle est le plus souvent averti. Il remet en question ce qu’il voit à l’écran, réfléchit et réagit. Le mythe du spectateur passif est aujourd’hui dépassé et les réseaux sociaux souvent pris d’assaut par le public en sont la preuve.

Néanmoins, il ne faut pas négliger ce que Abdelhamid Bouchnak, que j’ai eu l’occasion de rencontrer et d’interviewer dans le cadre de mes recherches, appelle «la responsabilité du créateur vis-à-vis de son public». Tout en abordant des sujets peut-être sensibles ou en critiquant l’actualité, les œuvres audiovisuelles se doivent de conscientiser leur discours et de le structurer, dans le sens où les messages véhiculés ne doivent pas rester en suspens ou gratuitement ambigus.

Quelles sont vos prédictions pour la deuxième saison de Ken Ya Makenech qui a commencé le 2 avril 2022 ?

Le réalisateur, Abdelhamid Bouchnak, m’a justement confié que «le plus grand exercice de liberté d’expression qu’[il a] jamais expérimenté dans [sa] vie c’est Ken Ya Makenech 2». On peut donc s’attendre à ce que cette deuxième saison, comme on a commencé à le voir, expose l’histoire récente de la Tunisie avec un propos satirique plus clair mais qui restera, je pense, dérisoire. La série utilise en effet le rire comme un outil de dédramatisation pour pousser le spectateur à réfléchir.

Du côté de l’imaginaire, on continuera très probablement à assister à un mélange de registres et de genres avec une ouverture méditerranéenne plus importante, que l’on perçoit déjà à travers la présence des pirates et la réactivation du mythe grec des sirènes.

Ken Ya Makenech rend en effet compte de l’évolution de l’imaginaire collectif tunisien à l’ère de la mondialité et réinvente les codes de la fantasy arabe dont elle incarne une nouvelle génération. J’expliciterai ces points plus en détails dans une autre étude universitaire à venir très prochainement.

* Terme français qui renvoie au genre narratif de la fantasy où l’action se déroule dans un monde imaginaire; différent du mot «fantaisie» qui réfère aux productions et manifestations de l’imagination.

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